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De la représentation d'une ville à l'icône : Swiss Re et la tour Eiffel

Par MyNight (BF), le 02/06/2007 à 11:39

On ramène souvent la totalité d’une ville à une image forte. Il est par exemple fort à parier que la tour Eiffel vienne à l’idée d’un très grand nombre de gens lorsqu’on leur évoque Paris, même pour ceux qui n’ont jamais visité la ville. Cette représentation est intéressante, car elle ne s’avère pas vraiment rationnelle : elle tient sa substance d’une image, d’un mythe, d’un inconscient géographique collectif. Certaines villes tentent d’utiliser ces représentations pour se forger une image globale de puissance ou de modernité, d’autres s’abritent derrière pour affirmer leur réputation statutaire et traditionnelle.

Cependant, l'image de la modernité d'une ville peut-elle à elle seule être contenue dans une icône, dans un monument ? Les approches londonienne et parisienne de ce problème de communication par l’icône semblent intéressantes à aborder, et nous choisirons de les approcher à travers Swiss Re d’un côté, et la tour Eiffel de l’autre.

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Swiss Re de N. Foster (Andrew Dunn wikimedia commons)

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Tour Eiffel (domaine public)

A la recherche de la contemporanéité

A priori, Londres ne s’inscrit pas dans une recherche d'identité, mais dans une recherche d’image de la contemporanéité : un nombre impressionnant de rendus sont publiés chaque année, projetant Londres à 2020, hérissée de tours au réalisme surprenant. Pour Londres, « je serai ».
Paris n’est pas dans un refus de la contemporanéité, mais ne se prête pour autant jamais à ce genre de projection à quinze ans. Par contre, elle communique souvent sur des images ponctuelles et fortes, ici sur l’opéra Bastille, là sur le musée du Quai Branly, là encore sur la fondation Gehry. Elle paraît rechercher une sorte de particularisme contemporain de franges, sans se prétendre en mouvement pour autant. Pour Paris, « j’ai été et je suis ».

Tandis que Londres ne réfute pas son image de ville-puzzle, sa diversité architecturale étant une partie intégrante de sa tradition - et Swiss Re semble incarner cette idée de patchwork en ne ressemblant à rien d'autre qu'à elle-même - Paris reste tenaillée dans l'image d'une tour Eiffel emblème d'une splendeur passée.

Comment  dépasser le patchwork en en faisant une identité forte par un emblème qui rassemble du discontinu sans pour autant le figer à un symbole qui en serait un peu l’aboutissement insurpassable d'un côté, et de l'autre comment dépasser un emblème unificateur (la tour Eiffel) tout en ne reniant pas son héritage ? On constate que Swiss Re et la tour Eiffel sont deux aboutissements, mais Swiss Re marque une limite catalysant un passé, un héritage du patchwork, tandis que la tour Eiffel marque plutôt un commencement, concentrant un futur qui en 1889 se voulait industriel et moderne. Ceci est paradoxal, quand on pense que Londres cherche à s’inscrire dans le futur, et que Paris est plutôt dans une optique de fierté de son passé.

Du totem de la continuité au totem de la rupture

Ainsi, quand le Maire de Paris au tout début de son mandat en 2001 réclamait auprès de Jean Nouvel des 'totems', c’est-à-dire des tours ponctuelles parsemées sur la périphérie selon une méthode dite d’acupuncture, il souhaitait sans doute des emblèmes ponctuels, des témoins d'un temps qui n’entachent pourtant en rien l’héritage global, mais qui lui fassent écho. Ces totems ponctuels devaient projeter Paris dans la contemporanéité. Etonnant, quand on pense qu’un totem, c’est un être vertical représentant les ancêtres, la tradition, l’appartenance à la terre. En publicité, un totem reste une borne signalétique verticale. Le paradoxe est intéressant : des tours devaient faire le trait d’union entre passé, présent et futur, être bien visuelles et bien vues, sans pour autant déstructurer toute l’image de Paris. On remarquera que la tour Eiffel ne se situait en rien dans cette optique, puisque si elle symbolisait la puissance industrielle et métallurgique française, elle ne cherchait en rien à s’inscrire dans son milieu, devant même par ailleurs n’être qu’éphémère, comme l’exposition universelle de 1889 elle-même.


Swiss Re, la tour de Foster, ne ressemble elle non plus à rien de connu, mais semble symboliser une époque de Londres. Une rupture avec la tradition certes, mais aussi un objet à intégrer dans cette tradition. Comment un objet étranger à une tradition peut-il catalyser tous les fantasmes d'une Ville ? Swiss Re réussit le tour de force d'être une rupture avec la tradition, mais une continuité avec le patchwork qui lui-même est traditionnel.

Dans cette optique, Londres ou Paris cherchent à catalyser par l’icône un temps contemporain, mais de deux manières paraissant opposées : la première se forge une image de rupture/tradition, ce qui est un beau tour de force mais qui prend le risque de céder aux modes architecturales ponctuelles - et c'est une possibilité qu'on ne pourra juger que dans 20 ou 30 ans - et donc de dénaturer l’image de la continuité recherchée dans la projection vers le futur. La seconde, Paris, se forge une image de comtemporanéité particulière, héritière du passé, et sans rupture, une courbe lisse du temps qui prend le risque d’affadir le moindre ‘totem’. D’ailleurs, c’est bien ce qui s’est passé, puisque le PLU a interdit, par une limite de hauteur fixée à 37 mètres, la moindre construction verticale, ce qui provoque des débats ininterrompus : il ne faut pas toucher à l’image statutaire, un peu fanée de la capitale, ‘la plus belle ville du monde’.

De la rupture à l'effet de mode : l'effet Guggenheim

Dans les deux cas, finalement, n’a-t-on pas cédé à deux manières de conformisme ? Londres cédant aux sirènes de la contemporanéité un peu comme toutes les villes du monde, et Paris aux lustres d’un passé qu’elle voudrait être prestigieux et indétrônable, l’image de chacune des deux villes n’en a pas été bouleversée. On partait de strates historiques et d'espaces clairement déterminés, comment les révolutionner dans la douceur, comment les tirer vers une image de la modernité sans en renier la culture urbaine ? Céder au conformisme d'un temps, c'est se plier non seulement à une esthétique minimale que tout le monde adopte de par le monde, à une norme internationale affadissante, mais aussi à une structure urbaine minimale. Paris et Londres sont restées telles quelles, chacune avec leur image particulière.

Dans les quêtes identitaires respectives de Paris et Londres, il y a des lieux communs aux deux, mais une épaisseur culturelle telle, derrière, qu'il ne peut y avoir de concordance d'image. Les villes qui veulent leur Guggenheim magique souhaitent l’effet catalyseur que cet objet a eu pour Bilbao, oubliant que cette dernière a littéralement fait table rase de son passé, et que Guggenheim n’est rien d’autre que l’icône de cette table rase. Ce serait une erreur d'urbanisme que de prétendre que Guggenheim est adaptable et intégrable à toute ville. L’effet Guggenheim est inscrit dans un contexte géographique, culturel et temporel. Il est fort à croire que la tour Eiffel en son temps a créé cette rupture d’image, par le scandale d’ailleurs, mais que jamais Swiss Re ne le pourra, parce que Swiss Re, pour Londres, n’est qu’un projet logique.

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Musée Guggenheim, Bilbao (MykReeve, wikimedia commons)

Une icône dépassant la Ville

Pour autant, il serait bien présomptueux de penser que la tour Eiffel soit capable de se substituer à l'image tout entière de Paris. Elle reste un emblème, pas un constituant. Il est très difficile de définir très précisément l'image de la tour Eiffel : en tant qu’objet, très peu savent ce qu'elle est, d'où elle vient et ce qu'elle symbolisait . Même les parisiens de longue date ne connaissent pas nécessairement sa symbolique. La tour Eiffel a été copiée un peu partout, au Texas, à Tokyo, il y en a des projets en Chine, et pourtant nul clone n'aura le même sens que l'original ; symbolise-t-elle Paris, une ère industrielle, une forme inédite immédiatement reconnaissable - ce en quoi c'est une icône ni plus ni moins - est-elle un totem polarisant un inconscient collectif vis-à-vis d'une image minimale de la culture française ? A-t-elle la même fonction iconique que Swiss Re, que feu les WTC de New York, que la Tamise ou que la Seine ?

Il semble que la tour Eiffel polarise surtout le regard culturel de celui qui la contemple... On est là de plain-pied dans un horizon de représentations. On y pressent sans doute des représentations de la francité, qui dépassent de très loin la ville de Paris. La tour Eiffel est une icône pour elle-même, elle ne se limite pas à représenter une ville. Je ne pense pas que Swiss Re puisse acquérir cette dimension iconique d’anglicité. Elle n’est pas un symbole assez fort.

Je pense que les WTC avaient acquis la même fonction de pivot symbolique que la tour Eiffel, en représentant New York à leur simple évocation, comme les Pyramides représentent l'Egypte. Ce degré zéro de la représentation est d'une grande complexité à appréhender, car dans le domaine des mythes, les traits distinctifs sont basiques et flous. Il faudrait disposer d’une grande enquête pour savoir ce qu'est la signification minimale de la francité dans l'inconscient collectif global, et voir en quelle position arrive la Tour Effeil dans ces représentations. Je pense qu'un peu à la façon du Mont Saint Michel, elle dépasserait amplement les frontières de Paris. Pas Swiss Re.

L'esthétique du scandale pour un monument du futur ?

La question est de savoir en quoi un monument (étymologiquement monumentum >> (de monere au sens de «faire penser, faire se souvenir»), tout ce qui rappelle le souvenir ; marque, signe de reconnaissance) peut fédérer la représentation d'une Ville. Comment un monument peut-il symboliser ce qui n'est pas encore (le futur, par exemple) ce qui est paradoxal, et comment peut-il cristalliser une représentation de concepts abstraits qui fassent l'assentiment collectif ?

Je prétendais plus haut que la tour Eiffel ne symbolisait pas autant Paris que la francité. La francité, je le rappelle, c'est l'ensemble des caractères propres au peuple français, à sa culture. En elle-même, la francité elle donc une représentation. Quelle est cette francité que l'on peut immédiatement identifier - même malgré nous ! - en voyant une image de la tour Eiffel ?

Je rappelle que la tour Eiffel a été construite pour l'exposition universelle de 1889 à titre provisoire. Cette structure n'est pas aussi gratuite que cela : elle cristallise le savoir-faire de l'ingénierie française concernant les nouvelles techniques métallurgiques qui sont en train de révolutionner l'architecture - la plupart des gratte-ciel qui seront construits dans les 20 ans à venir utiliseront des structures acier proches de la technologie ici mise en oeuvre, même si la tour n'utilise encore que du fer. 1889, c'est le centenaire de la Révolution Française, construire un symbole géant qui commémore également cette Révolution, c'est prétendre incarner une culture entière en la symbolisant dans un objet qui rayonne sur le monde. La tour Eiffel est donc conçue pour personnifier à la face du monde la puissance de la Nation centenaire.

La tour présente un poids-plume de 11000 tonnes ce qui est du jamais vu à l'époque, demande deux ans pour être achevée, et est prétexte à un nouveau type social de chantier : jamais la sécurité des ouvriers n'a été à ce point au centre des préoccupations. Sa prise au vent est quasi-nulle, elle n'est conçue que pour osciller de 12 centimètres à son sommet. Et surtout, elle reste le plus haut monument du monde jusqu'à 1930, date de construction du Chrysler Building.

Cette tour est décriée par une très grande part de la population parisienne, et ce refus est relayé dans la presse écrite - qui est un très puissant moyen d'expression à l'époque, bien plus qu'actuellement.

Voici quels sont les principaux griefs qui apparaissent autour de 1887-1900 :
- Son emplacement en plein Champ-de-Mars (qui n'est à l'époque qu'un carré de sable, mais où il est de bon ton d'être vu) ;
- son inutilité mise en rapport avec le coût de l'objet ;
- son gigantisme qui écrase les monuments alentour ;
- son matériau, le fer, considéré comme ignoble par rapport à la pierre, matériau noble ;
- son symbole babélien - et donc décadent, ce qui est paradoxal puisque le mouvement littéraire dit "décadent", issu du naturalisme, en la personne de Huysmans, notamment, est celui qui décrie le plus la tour ;
- le fait que Paris se veut être la capitale mondiale de l'Art et du bon-goût en cette fin de siècle, et que comme telle elle n'a pas besoin d'être sur-symbolisée par un monstre de modernité ;
- le symbolisme industriel trop prégnant : l'ouvrier est sale, il n'a droit de cité que dans les grandes manufactures de banlieue, Paris est un sanctuaire des arts qui ne doit pas être corrompu par la plèbe des ouvriers ;
- le mercantilisme représenté dans la créature surplombant la ville, dont le père est l'ingénieur qui travaille au canal de Panama, cette image économique étant désastreuse pour la capitale des Arts.

On le voit, dans l'inconscient collectif, la tour Eiffel dessaisit Paris de son patrimoine et cristallise de nouvelles valeurs - puissance économique, industrielle - qui vont à l'encontre d'un patrimoine précieux et avant tout culturel.

Les arguments avancés pour poursuivre le projet sont les suivants :
- On n'annule pas un chantier en cours, il fallait sa plaindre avant ;
- personne ne l'a encore vu, la tour, puisqu'elle n'est pas construite : comment la juger, se pourrait-elle qu'elle soit belle ?

Eiffel dans le journal Le Temps, entretien avec Paul Bourde, 1888 :

Le premier principe de l'esthétique architecturale est que les lignes essentielles d'un monument soient déterminées par la parfaite appropriation à sa destination. Or, de quelle condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans la Tour ? De la résistance au vent. Eh bien ! je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul les a fournies, qui, partant d'un énorme et inusité empâtement à la base, vont en s'effilant jusqu'au sommet, donneront une grande impression de force et de beauté ; car elles traduiront aux yeux la hardiesse de la conception dans son ensemble, de même que les nombreux vides ménagés dans les éléments mêmes de la construction accuseront fortement le constant souci de ne pas livrer inutilement aux violences des ouragans, des surfaces dangereuses pour la stabilité de l'édifice.
Il y a, du reste, dans le colossal une attraction, un charme propre, auxquels les théories d'art ordinaires ne sont guère applicables. Soutiendra-t-on que c'est par leur valeur artistique que les Pyramides ont si fortement frappé l'imagination des hommes ? Qu'est-ce autre chose, après tout, que des monticules artificiels ? Et pourtant, quel est le visiteur qui reste froid en leur présence ? Qui n'en est pas revenu rempli d'une irrésistible admiration ? Et quelle est la source de cette admiration, sinon l'immensité de l'effort et la grandeur du résultat ? La Tour sera le plus haut édifice qu'aient jamais élevé les hommes. Ne sera-t-elle donc pas grandiose aussi à sa façon ? Et pourquoi ce qui est admirable en Égypte deviendrait-il hideux et ridicule à Paris ? Je cherche et j'avoue que je ne trouve pas.

La concession de la tour s'achève en 1910 et il est question de la détruire, mais Eiffel s'appuie sur le fait que la hauteur de l'édifice permet d'y créer une station météorologique du plus grand intérêt scientifique, ce qui fait qu'on ne va pas démonter la tour. De plus, pour répondre à l'inutilité du monument, on y installe en 1906 une station radio inamovible. Comme quoi, c'est bien la technologie qui a prosaïquement sauvé la tour.

A l'heure actuelle, la tour Eiffel est le monument le plus visité au monde, avec 6 millions d'entrées par an. Comment a-t-on pu passer d'une image aussi déplorable à une image aussi positive ?

L'adéquation entre l'icône et l'esprit d'un temps

D'abord, d'un point de vue culturel, les courants sont allés d’un mode représentatif à l'abstraction, et cette vision du monde a suivi les avancées scientifiques qui ont été de plus en plus rapides au XXe siècle. En 1899, on en est au naturalisme et au positivisme d’Auguste Comte, l'héritage se situant dans une culture de la description précise du monde. On est dans un système de pensée qui aime à se réclamer du passé gréco-latin, afin d'y injecter une vision scientifique - darwinienne - du monde. C'est là toute la substance du Parnasse. Les lecteurs se sont approprié cette vision du monde nourrie de tradition. Mais n'oublions pas qu'il existe une année décisive, en France, dans l'histoire de la pensée, et qu'on considère cette année comme le réel début du XXe siècle, et cette année, c'est 1913.

Je rappelle qu'on considère en histoire de la pensée que les productions littéraires ou artistiques d'un temps sont le symptôme de la vision du monde de ce temps.

En 1913, paraît Alcools d'Apollinaire, qui est le premier recueil de poésie disons unanimement 'reçu' qui se fonde sur la déstructuration formelle de la langue. Ce système ne se réclame absolument pas d'une tradition gréco-latine, et permet d'entrevoir une nouvelle manière d'appréhender l'esthétique.

Dans le poème "Zone", on peut lire :
« Bergère ô Tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin ».

Apollinaire en fait même un calligramme :
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Pour la première fois, le Sacre du Printemps de Stravinsky est joué à Paris. Cette musique dodécaphonique en rupture complète avec la musique française d'un Chopin ou d'un Debussy provoque un scandale. La travaux de Freud (la Première Topique date de 1900) commencent à être lus en France. Les mouvements anarchistes commencent à rayonner (bande à Bonnot, naissance de la Fédération communiste révolutionnaire anarchiste, et participation de nombreux artistes à la presse de ce courant, dont Octave Mirbeau ou Pissaro). Bref, tous les éléments sont réunis pour préparer l'apparition du surréalisme. Je passe les détails, et l'apparition du Dada en 1916. Simplement, le surréalisme est le témoin de deux choses fondamentales : il reconnaît le droit à la création déstructurée et débridée, et il reconnaît à l'homme une part d'inconscient qui préside à ses intentions. Ceci va faire beaucoup dans l'appréhension commune concernant l'esthétique.

D'une ville façonnée par le patrimoine, il y a une prise de conscience que l'industrie et la technique peuvent laisser une empreinte, et que le monde ouvrier est fondamental dans la survie économique du pays - même si une frange de la population se méfie - et se méfiera toujours. La Tour Eiffel ne fait qu'annoncer ce changement des mentalités. Elle cristallise non seulement une puissance culturelle française en symbolisant une civilisation issue de valeurs révolutionnaires, mais aussi le bouleversement de l'industrie sur la civilisation.

Mais de plus, par l'expansion de nouveaux courants de pensée dont le surréalisme est le plus emblématique, on voit que la fonction utilitaire des objets architecturaux n'est pas nécessairement fondamentale, et que l'imaginaire est une force constitutive de l'humain autant que sa dimension rationnelle. Ce fait sera appuyé dans les années 30 par le freudisme. On en arrive donc tout naturellement à une rupture avec les valeurs passées. Or, il semble bien que les combats de la pensée du XXe siècle proclament haut et fort cette rupture avec le XIXe, et donc avec ceux qui décriaient avec force la modernité, y compris d'ailleurs la tour Eiffel. L'abstraction des formes devient un principe esthétique, et le hasard une dynamique de création.

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Braque, Fruit Dish, 1908-1909


L'appréhension du monde change suivant le temps, et la manière de concevoir une esthétique également - le domaine qui s'occupe de cela, en sciences humaines, se nomme 'théorie de la réception'.

L'image de la tour Eiffel a sans conteste subi ce basculement des valeurs dû à l'abstraction des formes.

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Delaunay, 1910

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Delaunay, 1926

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Chagall, 1913

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Dufy, 1935

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Chagall, Les Mariés de la tour Eiffel, 1939

Le monument subit une appropriation par sa forme qui finalement est très proche de l'abstraction qui est recherchée dans l'esthétique de l'entre-deux guerres. En clair, non seulement elle ne choque plus, mais en plus, elle devient à elle seule un véritable manifeste, comme pouvaient l'être avant elle d'autres monuments qui symbolisaient le goût artistique français.

Un catalyseur de valeurs dépassant les formes

C'est à partir de ce moment qu'elle devient patrimoniale. Mais de plus, par son gigantisme encore non détrôné jusqu'en 1930, elle prend là sa juste dimension iconique. La francité qu'elle symbolise est industrielle, mais également avant-gardiste, et la frange des écrivains du XIXe qui la décriait était elle-même inscrite dans un siècle traditionaliste. La Tour Eiffel finit par symboliser un renouveau de l'art Français, un renouveau en pleine adéquation avec les nouvelles orientations économiques du temps.

Ainsi, l’image de la tour Eiffel s’est bien située dans une esthétique de la rupture. Cette rupture a entraîné une image de la modernité pour Paris, à travers un processus d’appropriation par les arts et un changement de vision du monde propre à un temps donné. Qui serait dès lors aujourd’hui assez présomptueux pour créer un totem connaissant la même histoire, dans une prédiction sans faille, alors que nul n’aurait pu prévoir en 1889 ce qu’il adviendrait de la tour Eiffel dans l’inconscient collectif  pour le siècle à venir ?
Il est fort à parier que changer l’image d’une ville par l’icône ne soit donc guère maîtrisable, puisque la force de l’icône réside dans son aptitude à catalyser non seulement l’esprit d’un temps, mais surtout l’esprit d’une culture tout entière, ce qui demande un temps d’appropriation long et un faisceau contextuel très particulier. Swiss Re ne peut guère dès lors, en l’état actuel, prétendre à cette fonction très imprévisible, et je ne pense pas que Paris puisse jamais réussir à nouveau un tel tour de force dans l’immédiat. Ces deux villes auront bien de nouveaux totems, mais ont-elles besoin d’autres icônes ?

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