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Miami et le sud de la Floride (3) – De Miami à Key West, l'un des bouts-du-monde

Par N. Quantin alias Chéricutz, le 23/07/2025 à 17:30

Quittons le temps d'une journée l'effervescence de la baie de Biscayne pour emprunter l'une de ces routes mythiques qui vous font rêver de voyage bien avant d'y poser les roues, l'Overseas Highway jusqu'au bout des Florida Keys. Welcome on board !

Somewhere over the seas, Road 1, FL (CC BY-SA N. Quantin)



August 19, 1939, 6:32 AM, quelque part sur Duval St, Key West, FL.

La nuit fut courte et enfumée, trop de rhum et de cigarillos, la routine ; voix éraillée, barbe de trois jours, œil déjà flasque ; il va falloir quitter cette banquette de bar au bois poli par des nuits d'ivrogne pour rejoindre la maisonnée qui dort encore au 907 Whitehead Street. Pauline va encore tirer la gueule mais à quoi bon le raisonner, lui, déjà vieux loup de mer à 40 balais, toujours à courir le monde, les femmes et les eaux saumâtres. D'ailleurs ce matin il a rendez-vous sur le port, en tête-à-tête avec sa fidèle Pilar1, mi-yacht mi-chalutier, pour une énième partie de pêche entre les Keys et Cuba, où l'attend accessoirement sa nouvelle régulière, Martha Gellhorn…

La maison d'Ernest Hemingway de 1931 à 1940 au 907 Whitehead St. à Key West (CC BY-SA N. Quantin)



August 19, 2024, 6:32 AM, quelque part sur la dix-septième rue, Miami Beach, FL.

Miami Beach entre loup et chien (CC BY-SA N. Quantin)

Après un petit déjeuner rapidement avalé avant même l'ouverture du buffet de l'hôtel, nous voilà à crapahuter à cette heure étrangement calme pour Miami Beach, après l'after des fêtards et avant les foulées des joggers. Quelques rares taxis filent dans les rues qui nous mènent jusqu'au point d'embarquement. Un hère hirsute et erratique traverse les 6 voies en trottant autant qu'il titube, nous accoste et baragouine, mi-benêt, mi-bonimenteur, réclame l'heure, fifty cents, une attention. Passons. Voici qu'à ce croisement le bus à impériale surgit dans un feulement, s'arrête et nous accueille dans sa climatisation rituelle, typiquement américaine, à la fois trop froide et déjà essentielle alors que dehors l'air épais et déjà moite nous enveloppe avant même que le jour ne se lève.

Touristes clairsemés, parmi eux trouver sa place, se faire un nid. S'extraire de la métropole déjà prendra du temps, fera voyage, mettra dans le bain de cette longue journée qui nous verra revenir tard ce soir dans les eaux territoriales de notre séjour, après avoir enjambé mers et marais, tutoyé le golfe du Mexique (pas encore taxé d'Amérique !), frôlé l'océan, aujourd'hui pacifique. Devant nous 160 miles de route avant d'atteindre l'un de ces bouts-du-monde qui vous hèlent par-delà les outremers, parlent à vos rêves éveillés de lecteur, d'auditeur, de spectateur de tant d'histoires, de l'Histoire même.

En traversant la baie de Biscayne (CC BY-SA N. Quantin)


Mais d'abord parcourir le chemin, puisque qu'on dit que c'est lui plus que la destination qui forge la sensibilité au réel, recouvre les innombrables photos Instagram que l'on a visionnées au fond de son canapé d'une délicate pellicule qui fait que de tout son être on est, là, maintenant, tout de suite, pleinement conscient et non hors sol. Mettre humblement ses pas dans ceux de Tamerlan, de Nicolas Bouvier, de Jean-Christophe Rufin ou d'Hemingway justement, né à Chicago et qui descendit tout le continent pour s'installer dans ce bout-du-monde-ci, parmi d'autres, avant de larguer à nouveau les amarres. Dans ce court récit, je ne vous livrerai point de cachalot aux larges des Kiribati ni de frêles réflexions sur l'usage du monde aux portes de l'Indu Kush, mais juste l'humble vertige d'une route infinie parcourue comme un songe dans le confort moderne et quasi interchangeable d'un tourisme de vouchers : 2025, classe moyenne, faites avec ça.


Nous voilà partis donc, appareils photo et idées préconçues en bandoulière, et quelques vagues idées d'où s'immerger une fois atteint le tropique. Immobiles dans le vaisseau qui fend la route, laissons courir les sens : toucher du velours de ce bus confortable et usé ; Bayside à l'aube et ces yeux qu'on frotte au-delà de la vitre ; mille et une banlieues enchevêtrées de bretelles d'autoroutes, de fils électriques, de panneaux publicitaires gigantesques et défraîchis, de boîtes métalliques qui font commerce d'un peu de tout et de beaucoup de riens, de zones indéfinies entre dépôts divers, terrains vagues et friches ensauvagées ; marais interminablement plats et verts sous un ciel de plomb traversé de quelques gouttes de pluie ; aires de repos improbables, pipis-minute et boutiques de souvenirs en plastique d'une Amérique standard, déjà, encore.

Et puis soudain : l'eau.


Cordon ombilical et liquide amniotique (CC BY-SA N. Quantin)





Contrastes caribéens, Key West (CC BY-SA N. Quantin)


À tribord la mangrove, morcelée de fourrés aqueux et de langues sablonneuses, indécise, comme échappée de Camargue. A bâbord l'océan, horizontal jusqu'à se courber, avec des cieux gigantesques qui irisent, croit-on, les Bahamas. Des piquetés d'îlots plus ou moins habités sur lesquels s'avachissent des embarcations en tout genre, des pontons grêles, des poteaux au style télégraphique plantés là, autant solitaires que solidaires, fragiles, côtoyant les piles d'un pont fantomatique que l'on suit sur des kilomètres et des kilomètres. Inauguré en 1912, l'Overseas Railroad2 n'est plus que le vestige semi-abandonné (il sert à certains endroits de jetée piétonne pour la pêche) d'une première conquête technique qu'un ouragan a brisé à peine 23 ans plus tard, suppléé par la route dès 1938.

Et puis les îles qui s'égrènent – plus de 1700 îles et îlots au total, la moitié seulement peuplée d'environ 70 000 habitants – au rythme de ce qui ressemble plus à une traversée qu'à un road trip tant la route s'efface devant l'immensité hydraulique : Key Largo, tout au nord, la première que l'on atteint depuis la terre ferme ; Lower and Upper Matecumbe Keys, Plantation Key, Big Pine Key, Sugarloaf Keys, Big Coppitt Key et même No Name Key ! Les localités défilent – Marathon, Islamorada, Layton… – similaires et pourtant différentes, ponctuées de petites marinas remplies de petits bateaux, de campings où paissent de paisibles mobiles homes, de bas-côtés aux pick-ups endormis, de cahutes attendant les touristes en quête de plongée sous-marine. Le tout semble suspendu à une corde à linge qui les relie au continent, si loin, si proche, à la fois tellement américain et profondément insulaire, caribéen, farouchement rétif à toute autre règle qu'un relativisme, fut-il importé, transfusé goutte à goutte depuis les lointains soubresauts du monde. Comme pour marquer cette identité particulière – une certaine forme d'anarchisme doux dans la continuité des années hippies qui avaient trouvé refuge dans ces îles, en particulier à Key West – il arriva même un jour où celles-ci firent sécession, just like a private joke / between smooth waters and joyful smoke !

C'est ainsi que le 18 avril 1982 la République de Conch fut proclamée pour protester contre les barrages installés non sur une frontière ou un port mais sur une route interne au pays. L'État Fédéral tentait de lutter contre l'immigration clandestine et le trafic de drogue, alors endémiques, qui utilisaient ces îles comme un panier percé pour pénétrer le continent nord-américain. La population se rebiffa face à cette intervention qui de plus avait un impact néfaste sur le tourisme ! Après des négociations infructueuses, la flegmatique et rebelle communauté, assez réfractaire aux manières autoritaires sous bannière étoilée, ne déclara ni plus ni moins que son indépendance – et même la guerre ! – à l'Oncle Sam… avant de capituler quelques minutes plus tard. L'événement, tout à la fois fait d'armes téméraire, pied de nez iconoclaste et patrimoine immatériel et lucratif des 70's (on vend encore plus de 40 ans après disques, drapeaux, t-shirts ou stickers à la gloire de l'éphémère république), est typique de l'esprit Key West, entre le happening engagé et le manifeste dadaïste3.

Aujourd'hui encore Key West cultive ses différences et son anticonformisme. Si l'on est bien aux États-Unis, avec sa vitalité culturelle et son sens du commerce, on est aussi ici dans un lieu unique qui n'entend pas être standardisé et devenir une destination paradisiaque interchangeable pour businessmen quelconques et blasés, accompagnés d'une jet-set décadente. Au fil des rues c'est un charme indescriptible qui opère, mi-bohème mi-écolo, fait d'une certaine décontraction discrète où l'on écoute du Joan Baez et du Creedence Clearwater Revival. Protégés des regards par les frondaisons juteuses de grands banians centenaires, on se la coule douce sous les portiques en bois ouvragés datant de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle et on interdit dans le Old Town District toute construction nouvelle qui, si elle serait rentable, n'en contreviendrait pas moins fortement à l'unité intemporelle du lieu composant un décor luxuriant oscillant entre les Caraïbes, le delta du Mississippi et la Géorgie sudiste.

Don't worry be happy ! (CC BY-SA N. Quantin)





Dans les rues vaque ainsi une population bigarrée mêlant natifs immémoriaux hispanophones, naufragés volontaires WASP arrivés depuis longtemps déjà au bout de la route de Kerouac et touristes de passage du monde entier, le tout dans une atmosphère plutôt bon enfant. En descendant Duval Street, frôlés par des vélos et des buggys électriques se hâtant tranquillou vers les rares plages, on musarde de boutique en boutique, à la fois pimpantes, arty et hors d'âge. On s'y engouffre d'autant plus volontiers que si la température n'est pas très importante (31 °C), c'est l'hygrométrie qui fait suffoquer, et que dans ces cosys bungalows de bois, la clim est de rigueur : ce n'est pas la rue de la soif façon port breton, mais ça y ressemble !


Parallèlement à Duval Street se trouve Whitehead Street, plus résidentielle et ponctuée de belles demeures typiques du Sud des États-Unis telle la fameuse maison d'Hemingway, du phare de l'île et de The Little White House où ont résidé sept présidents, dont Harry S. Truman et John F. Kennedy4. L'île reste dans son ensemble une base militaire stratégique, vigie dans le Golfe du Mexique. En pleine crise des missiles en 1961, JFK interpellera l'opinion publique dans une intervention restée célèbre en affirmant que les États-Unis – Key West en l'occurrence – se situait à "90 miles to Cuba", ce qui est… partiellement vrai ! Si effectivement Cuba se trouve bien à cette distance, c'est en miles… nautiques – et 104 miles "classiques" ! Au-delà de la punchline politique faite pour marquer les esprits en pleine Guerre Froide, il n'en reste pas moins que Key West est plus près de La Havane que de Miami, aussi bien physiquement que culturellement. Les habitants ne se sentent que partiellement floridiens, se définissant plutôt comme Conch, insulaires et caribéens. Sur les 22 000 résidents permanents que comptait Key West en 2010, 30 % sont de langue espagnole et tournés vers Cuba. Au début du XXe siècle, ils représentaient même la moitié de la population et c'est certainement pour cette raison que le premier vol commercial de l'histoire de l'aviation civile assura en 1927 la liaison Key West / La Havane (et non Miami), assurée par la "Pan American Airlines", créée sur l'île !

Quelque part tout au sud (CC BY-SA N. Quantin)


Compagnons de route (CC BY-SA N. Quantin)

Mais revenons à nos pérégrinations et continuons d'arpenter le macadam chaud dans la moiteur tropicale : nous voici arrivés tout au bout de Whitehead Street, face au mythique Southernmost Point Of The Continental USA. Devant nous se dresse une bouée-monument étrange, à mi-chemin entre la bitte d'amarrage d'un antique port d'attache, l'obus-mémorial d'un lieu de débarquement et la table d'orientation ouvrant sur le grand large. Elle fut implantée en 1983 et restaurée après l'ouragan Irma qui détruisit en 2017 un quart des maisons de l'île. C'est bien entendu l'un des lieux les plus visités de l'île, landmark facilement identifiable devant lequel les touristes font la queue pour la photo souvenir. Pour la petite histoire, le véritable point le plus au sud des États-Unis continental se trouve… dans la base militaire voisine ! Et puis cette notion de "continental" est quand même assez problématique, non ? Effectivement on vient à Key West par la route, mais en franchissant plus de 42 ponts et ouvrages d'art, dont certains de plus de 7 km ! Alors bien évidemment les Florida Keys sont un peu comme l'île Ré, ni véritablement esseulées ni complètement continentales et s'arriment artificiellement à une infrastructure artificielle (pléonasme !) qui les transforment en un interminable chapelet habité de 160 km de long, mais du point de vue de la géographie physique comme humaine il s'agit toujours plus d'un archipel que d'une péninsule, l'atmosphère qui y règne étant bien celle d'un isolement (au sens premier du terme), volontaire et tranquille.

Mais il est temps de laisser l'île à ses tartes au citron meringué, ses boomers débonnaires et ses exquises librairies de voyage pour retourner vers Miami, dont elle dépend bien qu'elle s'en défende. Un dernier regard aux iguanes aussi sympathiques que lymphatiques et hop, retour dans le confort glacé du bus. Route du retour, soleil couchant, passagers fatigués, on the road again. Au loin la baie de Biscayne se dessine, demain est un autre jour.



Sunset return (CC BY-SA N. Quantin)


Nicolas Quantin alias Chéricutz, le 16/07/2025

Notes et références

  1. De ses trente années passées sur ce bateau, Hemingway a tiré 3 livres.
  2. Plus de précisions sur l'histoire des Overseas roads sur Wikipédia.
  3. Conch Republic, hymne pacifiste de la république éponyme, interprété par le Key Lime Pine Band à l'occasion des 25 ans de l'événement en 2007.
  4. Voir à ce propos cette étonnante vidéo où John Fitzgerald Kennedy conduit un caddy de golfe débordant d'enfants.

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Commentaires

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oli
26/07/2025 15:10
Hors ligne

Salut!
Si ta prochaine étape est la région d'Orlando et si cela t'intéresserait de rencontrer un autre membre PSS passionné de géographie et amateur de panorama urbain, je serai ravi de te faire visiter mon coin du Sunshine State, de Disney aux stations balnéaires, en passant par le downtown d'Orlando, il y a beaucoup de contrastes ici aussi.

Chéricutz
04/08/2025 15:21
Hors ligne

Merci Oli, cela aurait été avec plaisir ! Malheureusement je suis passé dans le coin une dizaine de jours il y a un an, et ne sais pas quand je reviendrais !

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