Miami et le sud de la Floride (2) – Miami Beach : 110 ans d'une station balnéaire mythique
2Après avoir plongé dans les eaux de la baie de Biscayne, je vous propose de nous attarder sur le cas de Miami Beach, station balnéaire emblématique de la vitalité américaine au XXe s. Comment le village de pêcheurs au milieu de marais insalubres au bout du continent a-t-il pu devenir à ce point iconique ? Pour bien sentir les lieux, partons pour une déambulation situationniste mais chronologique dans les rues de la belle américaine en explorant ses identités croisées, entre patrimoines et modernités contemporaines.

1915–1945 | Beyond the grid, a new Eldorado




La force de la grille qui s'impose au foncier tient dans sa capacité d'être autoportante quelle qu'en soit sa nature, son histoire, son contexte. Appliquée par un arpenteur pointilleux à la suite des fusils, des machettes et des bulldozers, elle suit de près la frontière américaine et permet aux colons de mettre à distance la nature et le réel pour lui substituer le juridique et le pécuniaire : cotes, quantité, droit à construire, capital-risque, entreprenariat, bilan financier, retour sur investissement.
En ce sens, et bien qu'elle ait servi dans de multiples civilisations, époques et lieux, elle se confond avec le paradigme américain du Nouveau Monde – qui n'était, il faut le rappeler, ni nouveau ni autarcique mais bien au contraire une construction écosystémique riche, complexe et inclusive bien avant que l'anthropocène ne vienne y délimiter un lopin et planter son panneau private. De Cortes à Custer, de Cerda à Trump, des bastides du Bas Moyen Âge aux Grandes Plaines du Middle West, de Buenos Aires à New York, Miami Beach ou Fargo, ND, la grille se confond avec l'expansion et lui donne un support pour planifier l'avenir si ce n'est avec bonheur, à tout le moins avec un optimisme consumériste. Miami Beach est née de cette foi capitaliste.
Les premières implantations significatives sont de trois ordres :
- touristique, avec comme on l'a vu une exploitation par bateau des immenses plages du cordon dunaire ;
- militaire, via l'installation sur un sol drainé de canaux de plusieurs pylônes stratégiques équipés d'antennes radio pointées vers l'espace maritime ;
- industrielle, avec concomitamment la production par la société Marconi d'appareils radios militaires et civils.
Ces trois modalités urbaines vont de façon contre-intuitive en quelque sorte se potentialiser mutuellement pour donner la matrice spécifique à Miami Beach : tourisme, industrie et installations militaires contribuent à développer le site en commençant l'urbanisation sur les lots fonciers développés ; la présence des militaires en permission, notamment les périodes de repos en période de guerre, évitent des effets délétères de la crise de 1929 en assurant un remplissage des hôtels et même en boostant leur construction. Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le premier âge d'or de Miami Beach interviendra entre Pearl Harbour et Overlord, quand les GI's bullaient sur la plage… avant de débarquer sur une autre par-delà les océans ! En parallèle, l'industrie du transistor travaille bien sûr pour l'armée mais développe aussi les prémices de la société de consommation basée sur le plaisir de l'objet technique et esthétique qui explosera après-guerre.
Le développement de nouveaux matériaux (Bakélite notamment), permettra des innovations stylistiques avec des formes inédites, reproductibles et préfabriquées, inspirant tout le design ; architectures et objets utiliseront le même vocabulaire formel. D'abord plutôt inspirée de l'Art déco, une école de style plus directement américain prendra forme à Miami Beach autour de l'American Streamline, fondamentalement futuriste et rompant avec les codes bourgeois européens. Ce style irriguera également l'industrie du transport (automobiles, camping-cars, bus, trains, avions, paquebots…) et posera les bases de la fusion entre une image valorisante, un objet innovant, un marketing communicant et un marché prospère dont les années 50 seront l'archétype et qui perdure aujourd'hui dans les logiques industrielles et marchandes. Deux styles architecturaux se partagent cette période : un Art déco – la colorée streamline –, et un Mediterranean néo-classique goût cubain. Mais au sortir de la guerre un nouveau style va s'imposer : le Miami Modern (MiMo), sorte de variation locale colorée et curviligne du style Mid Century Modern typique de la Sun Belt américaine.

1945–1970 | The place to be !

Malgré l'ouragan en 1926 qui avait laissé la région de Miami exsangue, la vitalité économique de Miami, paradoxale mais explicable en période de récession puis de guerre, a donc permis à la majorité de la grille urbaine d'être constituée en 1945. Après les pionniers Henry Hohauser (1895-1963) et Lawrence Murray Dixon (1901-1949) qui construisirent ces centaines d'hôtels et d'immeubles résidentiels dans les années 20 à 40, c'est au tour d'une nouvelle génération d'architectes de s'exprimer (Melvin Grossmann, Norman Giller, Frederik Alton Gibbs, Edward A. McKay, Robert Swartburg).
Tranchant avec le style international alors en vogue dans le monde et dans une lignée stylistique évidente avec la période précédente, ils expérimentent une architecture toujours plus grande, audacieuse, et surtout lyrique, au point que leur production est qualifiée de "new and often dramatic vocabulary of pizzazz" ! Au-delà de l'ironie, on peut déceler un lien très fort avec la production d'un imaginaire conquérant et expressionniste typiquement américain, au temps des limousines extravagantes, de la musique endiablée et d'un positivisme presque outrancier.


Enfant du siècle, adoré et détesté en même temps, Morris Lapidus (1902-2001, architecte d'origine juive ukrainienne immigré dans les années 20), sera le fer de lance de cette architecture-plaisir virtuose, datée mais pertinente, avec notamment le Fontainebleau Hotel mais surtout le Lincoln Mall, pièce urbaine majeure qu'il réalisera à partir de 1960 avec la firme Harle & Liebman.

Ce petit bijou d'urbanisme contextuel est une hérésie pour son temps, totalement obsolète à l'ère de l'automobile reine, des paquebots chromés sillonnant les parkways, des traffic jams à 2x8 voies et de l'adage repris jusqu'en Europe : parking is business. Et pourtant, à contre-courant de l'American Way of Life, le Lincoln Mall sera conçu comme un mail piéton bordé de commerces voulant rivaliser avec la 5e avenue selon le rêve de Carl Fisher, premier développeur et promoteur de Miami Beach. Lapidus se justifiera avec cette phrase laconique : "I designed Lincoln Road Mall for people, a car never bought anything” !
Long de plus d'un kilomètre et couvrant 4,5 ha, le lieu conserve son unité par l'emploi systématique d'un mobilier béton coulé en place, de couleurs chaleureuses et d'une végétation locale luxuriante dessinant comme une succession de petits espaces ludiques bourrés d'usages et de personnalité. Il sera rénové en 1996 par les paysagistes de Martha Swartz & Partners associés aux architectes Thompson & Wood et le designer Carlos Zapata.
1970–1990 | American Psycho


Après l'opulence vint la décadence. Petit à petit le rêve américain s'étiole, la crise économique, mais aussi morale, s'installe. Pas d'autre but que de jouir sans entrave, au mépris de la solidarité, dans un songe hédoniste hébété sombrant dans le sea, sex, sun, drugs and alcohols… On se vautre dans l'argent facile, le farniente vous amollit. Miami s'enfonce tandis que les eaux montent. Ses rues se dégradent, dans la forme et dans le fond. Le quartier hier hype devient creepy et les malfrats se font dandys, la bonne société se replie.
Cette ambiance fin de règne est particulièrement bien décrite dans le film Scarface de Brian De Palma, sorti en 1983, où Miami est presque un personnage à part entière du film et incarne ce rêve américain entre démesure et éclats, dans lequel l'argent comme le sang coulent à flot.

La fameuse scène dans laquelle Al Pacino, alias Tony Montana, règle ses comptes avec de patibulaires colombiens se passe sur Ocean Drive, et plus précisément dans l'hôtel Colony alors plus qu'interlope. Miami Beach présente à cette époque un visage purulent, proche de l'effondrement, à l'image du New York de Martin Scorcese (Taxi Driver, 1974) et des USA en général au sortir des années 70 en crise qui les mènent au bord de la banqueroute.
Aujourd'hui évidemment le quartier a bien changé, s'est gentrifié – le mot est faible ! – et sert de vitrine insane, glam and famous parfaitement bien restaurée. L'hôtel Colony fait partie de ceux-ci, et brille de mille LED colorées le soir venu. Devant sa porte trône la Cadillac du gangster flamboyant Montana, cible de tous les shootings plus de quarante ans après, comme un miroir sans tain que se tend l'Amérique à elle-même, à jamais fascinée par les cycles de violence et de réussite d'où elle s'élève, s'effondre et se relève tel un Phénix écervelé… Il est temps de se pencher sur son passé.
Depuis 1990 | The Revival


Art déco, MiMo et bling-bling à gogo, la période se caractérise par une forme de découverte de sa propre civilisation, de son histoire, bigarrée, moderniste et multiculturelle. La Floride se découvre enfin terre majoritairement hispanique, à la fois dans son positionnement géographique profondément caribéen, dans ses origines coloniales et dans son melting pot sans cesse renouvelé (depuis les emplois de services jusqu'aux élites affairistes et au personnel politique majoritairement cubains depuis 50 ans). Le fait culturel dans tous les sens du terme s'impose et se revendique : fini la morale WASP universaliste, Miami s'assume et Miami Beach affiche ses extravagances.
Une première remontée en gamme va permettre à la ville balnéaire de passer d'un pur esprit d'entertainment (où loisirs et plaisirs sont les maîtres mots) à plus de raffinement : développement de la scène musicale afro-cubaine et latino, fusion des gastronomies, révélation de la valeur des patrimoines immatériels propres aux différentes communautés, notamment cubaines et haïtiennes en particulier sur le continent à Miami-même – mais nous y reviendrons. Du point de vue de l'aménagement, c'est à cette période qu'émergeront dans le paysage urbain un certains nombres d'îlots dévolus aux institutions culturelles : Miami Beach Convention Center, BASS, Holocaust Memorial ou encore Art Deco Welcome Center.
C'est d'ailleurs grâce à l'action de ce dernier et en parallèle la prise de conscience de cette identité propre que Miami va accélérer la reconnaissance de son patrimoine bâti historique. Ce mouvement, en germe depuis les années 70 dans certaines grandes villes américaines – notamment New York et Chicago – va prendre une ampleur inégalée à Miami Beach qui a la particularité d'avoir été construite en à peine deux ou trois décennies dans sa partie centrale de SoBe. Ainsi l'on redécouvre la grande richesse des styles architecturaux propres, la façon subtile qu'ils ont de se répondre et la variété comme la finesse des détails en béton. Mais au sortir des années 80 et alors que l'Amérique se relève à la fois d'une crise économique majeure (70's) et des dégâts de l'ultralibéralisme, de l'entreprenariat à outrance et de l'individualisme forcené (80's), le chantier est immense dans une ville dans les faits profondément délabrée.
La chance qu'aura encore une fois eu Miami Beach, c'est l'or en barre que représente le climat et l'océan, attirant une quantité impressionnante de touristes du monde entier et notamment les plus fortunés d'entre eux. De fait, remettre au goût du jour cette immense cohorte de bâtiments, certes de qualité mais devenus quasi insalubres, durera plusieurs décennies et n'aura été possible que grâce à la manne financière drainée et la rentabilité de leur réhabilitation. Aujourd'hui le résultat est là : plus de 800 bâtiments classés – la plus grande concentration du monde pour cette période mid century – pour la plupart rénovés et particulièrement clinquants la nuit venue, qui donnent à Miami Beach cette image à nulle autre pareille.
Mais voilà qu'aujourd'hui réapparaissent les outrances obscènes des années 80 et que Miami semble ne vouloir s'inscrire que dans un réseau mondial de hot spots pour ultra-riches et de tourisme de masse (Dubaï, Saint-Tropez ou encore Saint-Barth…), confinant parfois à une compétition puérile mais ô combien puissante entre les réussites individuelles standardisées, tape-à-l'œil et vides de sens. De Millionar Islands et ses yachts accrochés aux pontons à South Beach et ses street workout masculinistes, d'Ocean Drive et ses parades de Lambo à Española way et ses cocktails colorés, on assiste à un grand écart entre la Miami glossy et celle healthy, entre une certaine forme d'écologie à l'américaine (toute proportion gardée, donc) et un triomphe du revenge travel post-Covid. À noter cependant que celui-ci marque le pas en 2025 avec le boycott suite au retour de Trump et l'arrogance qu'il affiche envers les pays étrangers.

Alors face à la contraction géopolitique du monde, aux crises tous azimuts qui émergent et qui frapperont durement la région, et à l'incertitude des temps futurs, quelle sera la capacité de résilience de cette cité lacustre née d'un rêve humain de maîtrise de la nature aux confins de l'océan et de la mangrove ? Nul ne pourrait aujourd'hui le prédire. Mais cela n'empêchera pas pour longtemps encore au touriste lambda de siroter son mojito au son de la salsa.

Bibliographie
• 40 Fascinating Color Photos Capture Street Scenes of Miami & Miami Beach in the 1950s, in Vintag, 08/03/2020.
• Biscayne Bay Watershed Managment Advisatory Board, Miami-Dade County / Moffaff & Nichol, 02/2023.
Dans la série "Miami et le sud de la Floride"
1. Miami ou Miami Beach ? Une histoire entre deux eaux
2. Miami Beach : 110 ans d'une station balnéaire mythique
3. De Miami à Key West, l'un des bouts-du-monde
4. De Design District à Brickell : Miami, entre produit culturel et renouveau urbain

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