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New York (2) – Arpenter Broadway

Par N. Quantin alias Chéricutz, le 31/08/2025 à 17:10

« Broadway, un formidable transect », telle était la manière dont je concluais l'article introductif à cette nouvelle série sur New York. J'ai donc choisi mon camp : celui de mettre mes pas dans ceux des Indiens et d'arpenter Mannahatta du nord au sud, en suivant cette ligne de désir pour traverser cette cité à nulle autre pareille. Suivez-moi !

L'effervescence des trottoirs de Broadway à hauteur du mythique quartier de SoHo (CC BY-SA N. Quantin)



L'Upper East Side, champ de bataille culturel

Broadway débarque sur l'île en provenance du continent en enjambant un bras de rivière anonyme, la Spuyten Duyvil Creek, via un pont simplement dénommé Broadway Bridge. Loin des hotspots de New York, la « broad way » (voie large) y est d'une banalité toute américaine : de gros SUV de Détroit y côtoient des berlines japonaises et roulent à même un caillebotis métallique empilé sur plusieurs étages. Avant : le Bronx, ses River Houses1, une gare de train, un faubourg lambda, et le murmure subliminal de livres coup-de-poing2. Après : un hôpital presbytérien, des terrains de sport, des bus scolaires (jaunes, évidemment), un carwash. Bienvenue à Manhattan.


L'organisation urbaine est familière : quelques grandes avenues irriguant tout Manhattan du nord au sud (ne cherchez pas la 13e de la chanson3, elle porte d'autant plus malheur qu'elle n'existe pas, Mr William s'est noyé dans l'Hudson…) ; d'innombrables rues numérotées à partir du nord de Houston Street4 (dès la mythique 57e, n'oubliez pas qu'il vous faudra choisir entre les sections Est ou Ouest séparées par… Central Park !). Ici, tout au nord de l'île, on grenouille autour de la 217e rue, et déjà les noms sonnent connus : The Met Cloisters, constitué de quatre cloîtres médiévaux français achetés, démontés et remontés pierre par pierre au milieu du XXe siècle ; Harlem, à la musique si particulière, temple du Gospel baptiste, du Be Bop franc-tireur et du Hip Hop contestataire, pendant de nombreuses décennies précédé de sa mauvaise réputation et aujourd'hui cocon jaloux de sa contre-culture et de ses nombreuses communautés. The Malcolm X & Dr. Betty Shabazz Memorial and Educational Center, à l'angle de Broadway et de la 165e, en témoigne : lieu central de la fierté noire, c'est aussi l'endroit où l'activiste vibrant, figure majeure de la lutte pour les droits civiques à l'instar de Martin Luther King, a été assassiné un soir particulièrement glacial de février 1965, trois ans avant le pasteur de Géorgie.


Plus au sud, voici le campus de Columbia, université mondialement réputée et véritable petite ville dans le cossu et très intellectuel Upper East Side, lieu de toutes les batailles rhétoriques où se mêlent et se perdent les mémoires5 ; l'on s'attend à voir passer Diane Keaton et Woody Allen sortant de la Metropolitan Opera House, ce dernier râlant à propos de la Walkyrie qui lui donne comme toujours envie d'envahir la Pologne6 ! Et là, le Dakota Building, où résidait John Lennon et au pied duquel il fut assassiné le 8 décembre 1980… De l'autre côté de la 8e avenue, sous le couvert de Central Park, une sorte de chapelle ardente lui est dédiée : dans la clairière de Strawberry Field se relaient des musiciens et des spectateurs depuis près de 45 ans.

Le Dakota Building où fut assassiné lequel John Lennon (CC BY-SA N. Quantin)



Singing in the Rain, Times Square (CC BY-SA N. Quantin)

Theater District, entre mythes et démesure

Passé Columbus Circle – curieux "rond-point" à l'angle sud-est de Central Park où se croisent Broadway, la 59e rue et la 8e avenue – voici le core de Manhattan : Midtown ! Nous reviendrons sur le parc aux multiples facettes et sur les gratte-ciel allumettes (les pencils towers du Billionaires' Row) qui le longent sur sa rive sud dans de prochains articles ; continuons plutôt à suivre la voie large (qui ici devient vraiment, vraiment haute !) alors qu'elle entre dans sa section mythique, se pare de paillettes, de sunlights et de théâtralité en tous genres – parades, comédies musicales, ensembles cuivrés, mais aussi freaky guys, lives TikTok et lumières stroboscopiques.

Pa-pa-papadap ! New York, New York7 ! La rengaine colle à la peau du Theater District, un peu surannée comme ces files de touristes principalement nord-américains qui s'allongent sur les trottoirs devant le Carnegie Hall ou les dizaines de salles de spectacle qui parsèment les rues adjacentes, avec à l'affiche des pièces parfois tendance, parfois ringardes, qui y restent deux soirs ou des années ! Près d'un demi-siècle après sa sortie, le quasi-hymne officiel de Sinatra a depuis été détrôné par Empire State of Mind8 qui revient comme un leitmotiv lorsqu'on arpente les trottoirs du quartier, diffusé par les sound systems tonitruants des innombrables tuk-tuks à pédales enguirlandés de LED qui parcourent à fond les ballons ces rues, avec à leur bord des touristes aux anges et des conducteurs pakistanais au bout de leur vie.


Impression de folie douce, assumée, clinquante plus on s'approche du X formé par Times Square au croisement entre Broadway, la 7e avenue et les rues entre la 48 et la 42e, on découvre un espace public somme toute assez restreint si on le compare à une grande avenue ou une place majeure européenne. Progressivement, les enseignes grossissent, se colorent et s'animent, puis deviennent des publicités sur des écrans gigantesques, comme dégoulinant des façades qui s'effacent derrière cette nuée de signifiants aux signifiés douteux. Un paradis pour sociologues et anthropologues, Levi-Strauss, Bourdieu et Barthes en tête ! Les artères débordent d'une faune bon enfant mais comme hypnotisée par cette avalanche d'appels à la consommation, à la fête ex nihilo et sans motif, au bruit et à la fureur de vivre. Gad Elmaleh pour nommer ce lieu la place des clichés ! Ici un clown au comportement aléatoire fait bouger ses pectoraux saillants en rythme ; là une mascotte de Disney à la tête relevée commande un Coca au McDo du coin puis se grille une clope ; plus loin un SDF réclame de la thune pour payer sa weed (légale à NYC), son carton sans détour est garanti sans mensonge ; sur le toit d'un abribus, un zombie9 défèque nonchalamment. Une véritable cour des miracles qui ravit autant qu'elle inquiète, aussi impressionnante que risible.

Mais Times Square, vitrine d'un système américain d'Entertainment qui fait de l'extraversion un fond de commerce, n'a pas toujours été cet oxymore hystériquement sage et a même été bien plus borderline, voire out of control. Haut-lieu de la drogue, de la prostitution, des pratiques chelous et des meurtres non élucidés, Times Square fut à partir de la fin des années 60 un miroir déformant plus ou moins volontaire de la décadence new-yorkaise, à l'époque où la population s'effondrait, l'économie se grippait et l'institution publique menaçait faillite. De nombreuses œuvres ont mis en lumière cette période avant la reprise en main par le maire Rudolph Giuliani à partir de 1994 : on peut penser à Midnight Cowboy, Taxi Driver, American Psycho ou encore Le Démon10. Aujourd'hui (il paraît que) tout va bien, des panneaux indiquent ingénus que le secteur est une free gun zone ! Mais la tension reste perceptible, ne serait-ce que par la densité de la présence policière alentour, et l'étincelle de folie semble pouvoir en un instant passer de cute à awful


Midtown de square en square

Midtown, paroxysme de l'intensité urbaine (CC BY-SA N. Quantin)


Descendons encore un peu Broadway, là où Oncle Sam se sent (légitimement) fier de lui-même11 : c'est ici le cœur de Manhattan, celui des immeubles infinis à la prestance indéniable. Encore plus que sur les trottoirs de Paris, l'attention est sollicitée en permanence et en trois dimensions : dur en même temps de regarder où l'on marche pour ne pas trébucher, de tourner la tête sur ces rez-de-chaussée tous plus attrayants les uns que les autres, de ne pas percuter d'autres piétons qui foncent – gobelet Starbucks à la main et  AirPods enfoncés dans les oreilles, lancés dans une conversation plus réelle à leurs oreilles que la rue ne l'est à leur yeux – et de ne surtout pas oublier de lever ses propres yeux – c'est haut New York, New York USA12 !


C'est dans ce secteur que la skyline bicéphale de Manhattan s'exprime avec la plus grande densité, diversité et vitalité. Au fil des rues croisant notre chemin d'Indien dans la ville, des fenêtres s'ouvrent sur des architectures incroyables, des skyscrapers mythiques dont certains avec leurs plateformes d'observation à plus de 250 m13. Les hauteurs donnent le vertige et les noms le tournis : Empire State Building, Rockefeller Center, Chrysler Building, MetLife Building, ou plus récemment One Vanderbilt et JP Morgan Chase Building14 ; autant de landmarks mondialement connus dont la construction s'étale sur près d'un siècle, et cela ne semble pas près de s'arrêter15 !

Mais lorsque Broadway s'enfonce dans Midtown, c'est aussi un chapelet de squares et de parks de taille modeste que l'on traverse. Quatre sont directement traversés par Broadway (Times Square et le duo Herald Square/Greeley Square Park16, Worth Square/Madison Square puis Union Square). À deux pas, comment ne pas évoquer Bryant Park le chouchou, à la fois cosy et effervescent dans sa position stratégique sur le chemin entre les bouffonneries at every hour du Deuce17 et le forever-late de Central Station.


Tous polarisent la vie à 100 à l'heure de leur quartier, en l'apaisant et en la rendant en quelque sorte plus chaleureuse et habitée, presque sensuelle et même charnelle. C'est ici que l'âme des New-Yorkais vibre, qu'ils s'y arrêtent un instant pour boire un thé matcha, lire un livre ou donner à manger aux écureuils ; ici quelques étals vegans, là un marché aux puces, ailleurs un concert de jazz ou de reggae dont on ne sait s'il est organisé, ritualisé ou parfaitement improvisé. Sourires – voire pétard – aux lèvres, une bonhomie ironique et un brin distanciée comme dans ces centres-du-monde qui en ont vus d'autres, tout traduit un art de vivre consommé où peut apparaître telle pointure inconnue, telle icône en pantoufles. Who knows the girl next door ?


Car voici que l'on change pas à pas d'ambiance. Juste après le Flatiron, les hauteurs se calment, les lumières se tamisent, on entre dans une tout autre typologie (et même sociologie) urbaine : fini le tape-à-l'œil, on approche des villages et de leur vie d'urban communities.

NoHo, SoHo et les trois Villages


Caractéristiques de New York aux ambiances typées d'un quartier à l'autre, ces aménités se sont d'abord structurées de façon radioconcentrique, autour des différentes diasporas qui ont façonné la croissance ultrarapide et continue de Big Apple en reproduisant le creuset de leur origine. On prend souvent l'exemple de certaines rues de Little Italy18 qui reproduisaient telle région de la botte, et dans cette rue tel immeuble habité par les immigrés d'un seul village, dont tel palier représentait un quartier, avec des appartements « tournants » qui voyaient défiler d'abord les hommes, puis leurs familles, celles-ci s'installant ensuite juste à côté et remplacées par des frères, des cousins… Ce maquettage (qui n'est pas propre à New York19) a permis la réplication mimétique de structures sociologiques pourtant lointaines et souvent rurales dans un monde nouveau et totalement différent, ne serait-ce que d'un point de vue spatial. Puis souvent, les communautés se sont intégrées, parfois se sont en partie délayées (moins que dans l'Europe de l'exode rural cependant), ou bien se sont déplacées dans les suburbs à la faveur de l'extension urbaine ; naît alors un nouveau modèle plus bourgeois, plus individuel, mais qui souvent aux États-Unis reste au moins en partie attaché à un entre-soi ethnique et/ou religieux. Cette mobilité résidentielle libère ainsi par effet mécanique la place initiale : parfois il accueille d'autres primo-arrivants issus de communautés d'une nouvelle origine migratoire engendrée par une autre causalité géopolitique ; parfois c'est le quartier qui devient central et se gentrifie ; parfois encore il s'hybride avec un autre phénomène, plus interne, urbain et mouvant.

Les Villages, lieux de toutes les communautés, Christopher Park, Greenwich Village (CC BY-SA N. Quantin)


Dans le contexte nord-américain, et en particulier new-yorkais, les quartiers sont de fait historiquement liés à une communauté d'intérêt corrélée à des évolutions sociétales : c'est ainsi qu'à partir des années 1960, en particulier, se sont développées dans le centre de Manhattan (entre Midtown et Downtown) des communautés rassemblées autour d'une idée de la liberté d'expression (mouvement politique, philosophique, religieux…), de styles de vie (musique, allure…) ou d'identités de genre ou d'orientation sexuelle, dont elles furent souvent l'avant-garde. Il s'agissait en quelque sorte de recréer une famille choisie à partir d'un sentiment d'appartenance à une histoire en marche commune et militante. Cette géographie, foncièrement mouvante et évolutive, suit des évolutions erratiques au fil des décennies et des régénérations urbaines : c'est ainsi particulièrement vrai pour West Village (fin 50's-début 60's, beatniks et hippies et intellectuels), Greenwich Village (où est né la Gay Pride à la fin des années 60 suite à des violences policières), East Village (plutôt punk et anarcho-libertaires mi-70's) ou Bowery (carrément nihiliste et post-apocalyptique au début des années 80). Cela se retrouve aussi dans les espaces publics qui, comme souvent à New York, fédèrent les quartiers autour d'eux. Ainsi, à l'ouest de Broadway, Washington Square Park offre un espace toujours ouvert à la libre expression proche de l'esprit de Hyde Park, autour de son arc de triomphe de poche ; sur sa façade sud se trouve New York University (NYU), et en direction de l'Hudson s'enchaînent Greenwich Village puis West Village. Vers l'est se situe… l'East Village (facile !), ses rues à l'origine ethnique, toujours alternatives et globalement plus populaires aujourd'hui encore, fédérées par Tompkins Square Park aux bosquets moins engageants.


Dans tous les cas, ces quartiers sont plein de charmes qu'écrivains, cinéastes et songwriters ont abondamment exploité, avec ces immeubles bas de type Brownstones20 dont on aperçoit la vie intime derrière les bow-windows, ces escaliers de secours métalliques qui dévalent les façades comme des amants ou des dealers en fuite (au choix) et offrent de fragiles terrasses où épancher tout son spleen, ces rues arborées qui changent au fil des saisons et des humeurs bipolaires des protagonistes – entre taxis jaunes roulant dans les flaques de neige fondue et fruitiers en fleurs rose bonbon, et la vie alternative intense et colorée autant que borderline qui peuplent les rues et leurs underground de musiques trash, de seringues vidées goulûment et de baises interdites21.


Au sud de Washington Square, en descendant Broadway, s'ouvrent les quartiers de Noho puis Soho22, caractérisés notamment sur Broadway par l'incroyable série d'immeubles à l'alignement, en bandes assez étroites de 4 à 6 étages, hauts de plafond et aux façades en pierre à la modénature audacieuse. Construits au mitan du XIXe siècle et connus sous le nom de Cast-Irons23 en raison de leur structure poteaux-poutres en fonte, ils possèdent un plan libre qui permet toutes les reconfigurations. C'est cette très grande souplesse technique et programmatique qui leur a assuré de multiples vies : d'abord ateliers de fabrication intégrés à la trame urbaine (un peu sur le modèle de la rue Réaumur à Paris), ils ont dépéri face aux grandes industries de la périphérie en milieu de XXe siècle et sont devenus des lieux en marge, dans un premier temps bohèmes, où s'inventaient des formes de vivre ensemble communautaires, créatives et culturelles. La franche gentrification qui a suivi l'embourgeoisement des baby-boomers des milieux artistiques, en même temps que leurs lofts devenaient confortables et branchés24, couplée à la redynamisation des rez-de-chaussée, qui redevenaient des lieux de création, a rendu ce quartier à nouveau hype, attirant agences et boutiques de luxe et de design, de mode ou de culture où accoure le Tout-New York25.

New Amsterdam, Financial District (CC BY-SA N. Quantin)

Lower Manhattan, là où s'écrit l'histoire

Passé Canal Street, le rythme à nouveau retombe progressivement et un quartier plus populaire se révèle. À l'est, Bowery et Chinatown sont tout proches, prolongés par des îlots incertains au pied de Manhattan Bridge et de Brooklyn Bridge. À l'ouest, les rues se succèdent, elles sont désormais nommées : Franklin Street, Thomas Street, Chambers Street... Non loin du garage de Ghostbusters se dresse la silhouette inimitable de la Jenga Tower26, aux marges de Downtown dans laquelle on entre un peu par effraction le long des grandes administrations locales27 et des premiers gratte-ciel de Manhattan28. Plus au sud se déploie le Financial District, aussi arrogant que grotesque parfois : le frontispice vaguement grec de Wall Street arbore la bannière étoilée et symbolise la puissance américaine, tandis qu'à son seuil un food truck fumant vend des kebabs sur fond de musique crachotante...

L'impression est étrange, à la fois intemporelle, hors-sol et chargée d'histoire. Dans ce décor aussi musclé que glacé, seuls quelques bâtiments et îlots vraiment historiques29 parsèment encore le centre névralgique de l'économie mondiale, écrasés par les boxies de marbre et de verre qui forment la skyline classique de la pointe de Manhattan. Charging Bull éructe de ses nasaux furieux, figé en 198730. Juste derrière Trinity Church et son cimetière immémorial, la frêle structure aillée de Santiago Calatrava émerge du chantier du nouveau World Trade Center, qui semble ne jamais vouloir s'achever. Dans ces rues à la géographie chamboulée semblent encore courir devant nos yeux écarquillés les fantômes paniqués, poursuivis par la nuée de gravats, de feu et de sang. Fébrile, Ground Zero vibre des milliers de noms des disparus, gravés dans le marbre noir qui entoure les entrailles brûlantes où naquit ce XXIe siècle dystopique. Le musée Skyscrapers Museum31 côtoie celui consacré aux racines amérindiennes du continent, dont on foule, là encore, l'une de ses nécropoles fondatrices. Eternal Sunshine of the Spotless Mind32.

Ground Zero on our minds (CC BY-SA N. Quantin)


Nous voici arrivés à l'extrémité sud de Mannahatta. Les mouettes crient dans le ciel qui s'élargit au niveau de Battery Park – dont on devine à son nom qu'il était à l'origine un fortin militaire protégeant le petit comptoir colonial de possibles incursions maritimes. Depuis New York, ville ouverte, s'ouvrent les quais de South Ferry vers la baie. Au large, vieux cadeau républicain des Français aux États-Uniens, la statue de la Liberté continue de veiller sur ceux qui s'aventurent dans ses eaux si calmes et si troubles, zébrées de tant de trajectoires flottantes, mouvantes : bateaux de toute écaille, attrape-mouches pour touristes, pépères bus hydrophiles acheminant la morning routine, zodiacs portant secours ou playboys, voiliers de plaisanciers, barges toussotantes, jonques improbables… À l'horizon, le Verrazano Bridge nous sépare encore de l'océan, immense, d'où ont afflué de tous les azimuts tant de futurs Américains. La fière cité qui se mire au Sunset et se rêve encore l'énième merveille du monde est-elle l'accomplissement du travail de ces hommes de bonne volonté, peut-elle encore se rêver éternelle ou n'est-elle que le simple rejeton contextuel et fini d'une Humanité qui a fait ici-même la preuve de fragilité mortelle ?


Liberty, Bay of New York (CC BY-SA N. Quantin)



Nicolas Quantin alias Chéricutz, le 26/08/2025

Notes et références

  1. On trouve dans le Bronx de nombreux secteurs que l'on nommerait Grand Ensemble en France. Construits entre 1940 et 1970, les Public Housing Projects ont essaimé à New York et aux États-Unis et se caractérisent par de vastes espaces verts ponctués d'immeubles répétitifs, parfois en forme de croix ou de tripode, sans ornementation particulière et souvent en briques rouges.
  2. Souvenirs à pleurer et à rire au fond de la nuit avec les personnages de Que le vaste monde poursuive sa course folle de Colum McCann (National Book Award 2009), ou à crier de désespoir dans les ruines post-apocalyptiques du Saule d'Hubert Selby Jr (1999).
  3. « Monsieur William, vous manquez de tenue / Qu'alliez-vous faire dans la treizième avenue ? », Monsieur William, Léo Ferré / Jean-René Caussimon (1950).
  4. Houston Street marque la limite entre les voies de la ville historique (implantation hollandaise et extensions britanniques), encore dénommées, et celles de la ville planifiée, numérotées. Le fameux plan en damier (Commissioners' Plan) fut adopté en 1811 et couvre toute l'île de la 14e à la 217e rue ! Cette planification à grande échelle permit un développement ordonné, quasi industrialisé, pour accueillir une population toujours plus nombreuse.
  5. Mémoires croisées d'une famille à la fois juive d'Europe centrale et afro-américaine dans Le Temps où nous chantions, roman inoubliable de Richard Powers (2003), ou encore la mémoire perdue de Julianne Moore dans le film Still Alice (2014).
  6. Phrase culte dans la scène introductive de Meurtre mystérieux à Manhattan de Woody Allen (1993).
  7. New York, New York a été composée en 1977 pour le film éponyme de Scorsese et chantée par Liza Minelli. Cependant, c'est la version enregistrée trois ans plus tard par Frank Sinatra qui est devenue mondialement célèbre.
  8. Empire State of Mind et son « New Yooooork ! », chanté avec un enthousiasme certain, quoiqu'un peu surjoué, par Alicia Keys en contrepoint de la scansion rap de Jay-Z, est sorti en 2009.
  9. En référence à la drogue du zombie qui déferle sur les États-Unis depuis 2015. Composée d'un mélange de xylazine (un anesthésiant) et de fentanyl (opioïde), cette drogue synthétique très peu chère fait des ravages dans les populations précaires des États-Unis (un mort toutes les 7 minutes), notamment depuis la COVID. Si elle est moins présente sur la côte Est qu'en Californie par exemple, elle provoque un comportement erratique, peu dangereux pour les autres mais très impressionnant vu de l'extérieur, d'où son nom.
  10. Midnight Cowboy (Macadam Cowboy en France) est le seul film américain classé X et néanmoins oscarisé. Sorti en 1969, il raconte l'histoire d'un apprenti gigolo bisexuel (Jon Voight) tout juste débarqué du Texas et navigant dans une jungle urbaine dans laquelle il forme un duo bancal avec un truand miteux (Dustin Hoffman).
    7 ans plus tard, même lieu, même milieu interlope : le tableau dressé par Scorsese dans Taxi Driver (1976) est encore plus sombre avec un Robert de Niro mi-ange, mi-démon qui sauve de la rue une Jodie Foster de 13 ans.
    Dans la même veine, Hubert Selby Jr (encore lui !) nous parachutait la même année dans son roman Le Démon dans la tête d'un psychopathe qui finissait par pousser un anonyme sous une rame de métro !
    Rebelote avec American Psycho, livre halluciné de Bret Easton Ellis paru en 1991 avant d'être porté au cinéma. En pleines années golden boys, un trader écrase la ville de sa magnificence monétisée et de son absence totale d'empathie. Il finira par trucider des prostitués et massacrer des SDF avec leur propre fémur…
    Toutes ces œuvres, aussi magistrales qu'effroyables, illustrent la violence et la toute-puissance de l'anonymat qu'offraient les grandes villes américaines, et en particulier New York, dans une période de transition allant de 1965 à 1995 environ.
  11. Pour exemple, la partie sud de la 6e avenue s'appelle officiellement Avenue of the Americas depuis 1945.
  12. Exclamation de Serge Gainsbourg dans sa chanson New York USA de 1964. À noter que le tournage du clip n'a pas traversé l'Atlantique, et les plans de coupes censés représenter tel ou tel building, captés sur des immeubles belges contemporains… sont limite pathétiques !
  13. Top of the Rock, The Empire State Building ou Summit VanderBilt peuplent ainsi le ciel de Midtown. Nous reviendrons dans le 3e article sur cette spécificité new-yorkaise qui offre (moyennant finance évidemment) une forme particulière de vie publique en altitude, d'autant plus prégnante que l'appréhension qu'on en a est différente selon les sites, leur identité et le point de vue qu'ils offrent sur la ville.
  14. Connu aussi sous le nom de 270 Park Avenue, cet immeuble a atteint son sommet en janvier 2025 et devrait être livré prochainement. Culminant à 423 m c'est une nouvelle supertall tower de 70 étages et plus de 232 000 m² signée Foster + Partners.
  15. Deux autres projets du même ordre sont en discussion au 350 Park Avenue (62 étages, 488 m, 167 000 m², toujours Foster + Partners, livraison 2032) et 175 Park Avenue (83 étages, 480 m, 195 000 m², SOM, livraison 2030).
  16. Le nom de Times Square vient du journal New York Times qui y a eu longtemps son quartier général avant de déménager en 2007 dans un immeuble très élégant signé Renzo Piano, au croisement des 41e et 42e rues et de la 8e avenue. Dans la même logique, Herald Square abritait le… Herald Tribune jusqu'en 1921.
  17. Deuce est l'un des surnoms de Times Square et renvoie à la période gritty des 70's & 80's, à l'époque où les néons pisseux côtoyaient les cinémas pornos. Aujourd'hui, certains nomment Times Square « Disneyland of the 42nd Street », qui percole bien avec l'ambiance actuelle, plus policée mais toujours aussi obsessionnelle.
  18. La Little Italy originale a aujourd'hui été en grande partie phagocytée par la Chinatown voisine, bien active elle, et ne se limite plus qu'à quelques rues quasi exclusivement touristiques.
  19. Paris et l'Île-de-France, en tant que terre d'accueil des migrations socio-économiques du monde entier et en particulier en lien avec le passé colonial de la France, se sont en grande partie constitués de cette manière, avec notamment des foyers de jeunes travailleurs, soit institutionnels (Sonacotra) soit plus ou moins autogérés qui servaient de pont solidaire du point de vue sociologique, politique et culturel entre des villages agricoles et la métropole industrielle. L'exemple de la communauté Soniké originaire du Mali est largement documenté, comme notamment dans cet article du Monde.
  20. Le terme de Browstones désigne un type de pierres issues des carrières voisines de l'État de New York ou du Connecticut utilisées massivement dans la construction de BosWash – la mégapole de 52 millions d'habitants et 800 km de long qui coure sur la côte Est.
    Par extension, on appelle ainsi les immeubles de 3 à 5 étages, disposant d'une sorte de patio intérieur et parfois d'une terrasse-solarium, et souvent desservis par un perron dominant une cour anglaise avec souplex habité. Divisé en quelques appartements ou parfois – ô luxe – unique maison de ville dans les quartiers chics, le bâtiment s'apparente alors à un mini-hôtel particulier et est assez proche d'une typologie londonienne. Typique des constructions en bande des blocs américains de la fin du XIXe s., ces bâtiments dégagent un charme fou : maturité de la végétation qui les bordent, incroyable diversité de leur modénature soignée, unité morphologique et typologique avec leurs voisins, un cocktail qui, lorsqu'ils ont été préservés dans une série assez importante, forme des quartiers résidentiels paisibles qui sont autant de bulles de calme dans la ville intense.
  21. Ces lieux mythiques ont marqué la contre-culture de façon permanente depuis les années 50 dont voici un panégyrique non exhaustif et (très) subjectif.
    Greenwich Village a ainsi été le lieu de vie et d'expression de la Beat Generation (de Bob Dylan à Joan Baez et de Jack Kerouac à Allan Ginsberg) mais aussi la toile de fond de nombreux films de Woody Allen. Miles Davis, John Coltrane et d'autres jazzmen de premier ordre y ont écumé les scènes du Blue Note ou du Village Vanguard dans les années 60-70. On peut aussi citer Warhol et sa bande (de Bowie à Basquiat en passant par Lou Reed et le Velvet Underground) qui gravitait autour de la Factory du West Village jusque dans l'East Village.
    Celui-ci prend progressivement le relais d'épicentre de la contre-culture à partir des années 70-80, en mode sombre. S'y développait une scène alternative musicale (Patti Smith, les Ramones, Blondie et plus globalement les punks, la new wave puis la no wave) mais aussi cinématographique et photographique (Scorsese, Jarmusch, Mapplethorpe…). Ces ambiances sont particulièrement bien décrites dans le récit autobiographique Darling Days de iO Tillett Wright ou encore le roman choral City on Fire de Garth Risk Hallberg – roman qui embrasse d'ailleurs un New York plus large autour du réveillon de cette décidément nodale année 1976 !
  22. Noho et Soho sont deux quartiers à l'interface nord-sud des Villages et dont les noms signifient respectivement North Houston Street et South Houston Street.
  23. Lire à ce propos cet article très complet de Untapped Cities.
  24. Ce phénomène de gentrification, à mi-chemin entre valorisation culturelle et opportunité immobilière, s'est retrouvé au fil des générations dans les anciens quartiers industriels de l'ouest de Manhattan, notamment dans les années 90 TriBeCa (aka Triangle Below Canal Street), Chelsea et Meatpacking entre Downtown, West Village et l'Hudson, et plus récemment/difficilement, dans le quartier de Hell's Kitchen (quel nom !), situé dans la continuité mais plus au nord, entre l'Hudson toujours et la 8e avenue, au niveau de Times Square.
  25. À deux pas l'un de l'autre, ne pas rater les 18 miles de rayonnages de Strand Books (pour les cultureux) et les alignements façon Matrix de Flight Club (pour les sneakerophiles).
  26. "Jenga Tower" est le surnom du 56 Leonard Street signé Herzog & De Meuron : 250 m de boîtes en verre fragilement superposées sur 57 étages entre 2008 et 2016, qui est accessoirement aussi mon avatar sur PSS depuis… beaucoup trop longtemps !
  27. On peut noter la New York County Supreme Court à la façade néo-classique, les différentes Courthouses de divers époques et styles, et surtout le Municipal Building, incroyable palais Beaux-Arts de 1913 s'élevant sur 40 étages et 177 m de hauteur, qui sera la référence pour nombre de bâtiments institutionnels dans tout le pays. Ce secteur, à la fois austère et baroque, sert notamment de décor au film l'Associé du Diable (1997).
  28. Admirez les façades ouvragées mais aussi les halls flamboyants de l'American International Building (Art déco, 1930) ou le magnifique Woolworth Building (néo-gothique, 1913). Ce dernier reste l'édifice new-yorkais préféré de nombreux architectes américains contemporains renommés, bien qu'il dégage une ambiance digne de Gotham City !
  29. Les seuls véritables îlots ayant conservé quelques bâtiments de l'époque hollandaise sont concentrés sur un périmètre minuscule d'environ 1 ha autour de Stone Street et Pearl Street !
  30. Charging Bull orne Bowling Green depuis 1988, année où Arturo Di Modica, son sculpteur, l'a réalisée, autofinancée (plus de 350 000 $), puis amenée illégalement de nuit. Elle est devenue par la suite le symbole de la résilience économique de Wall Street après le krach boursier de 1987.
  31. Peu visible, quasi anonyme, le Skyscrapers Museum ravirait, j'en suis sûr, la majorité de ceux qui fréquentent PSS ! C'est une mine pour qui aime l'architecture, le patrimoine et les gratte-ciel, dans laquelle on trouve, pêle-mêle, des maquettes des plus belles réalisations, le listing des bâtiments new-yorkais préférés des grands architectes en activité… Il retrace aussi, dans une passionnante exposition permanente, l'émergence de la notion de patrimoine dans une ville qui ne s'est longtemps projetée que vers l'avenir sans regarder en arrière.
  32. Ultime référence de cet article trop long, je vous renvoie au chef-d'œuvre Eternal Sunshine of the Spotless Mind réalisé par Michel Gondry et sorti en 2004. Interrogeant encore et toujours la notion de mémoire et de trace que peut laisser l'individu dans cette ville tentaculaire – angoisse qui semble coller à la peau des New-Yorkais et de leurs œuvres artistiques (voir à ce propos également le travail de la plasticienne Sophie Calle) –, son action onirique se déroule en partie à New York, et notamment sur la ligne de train qui n'en finit pas de se déliter dans les banlieues infinies et anonymes de Long Island, train suburbain dont parle aussi Garth Risk Hallberg dans le roman City on Fire déjà évoqué.

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