New York (1) – De Mannahatta à Manhattan

Depuis près de deux siècles, Big Apple se construit tout autant d'acier que des rêves de l'Humanité : fuir la misère, la stigmatisation et l'oppression et s'autoriser à être soi, individu doté d'une identité propre. New York, qui inventa le concept de ville-monde, serait-il le point de fuite d'une perspective meilleure, avec comme horizon la liberté et une incroyable vitalité ?

Ce sera le fil rouge de cette nouvelle série d'articles en mode "carnet de voyage" – à l'instar de celle sur le sud de la Floride –, à mi-chemin entre réflexions sur l'histoire de l'urbanisation, notes sur ce qui fait société, esquisse des grands mouvements de transformation de la cité, et collecte de ces ambiances qui ont façonné nos imaginaires bien avant que d'arpenter bloc après bloc la ville qui ne dort jamais.
Plus encore que pour Miami, je voudrais ici vous faire partager la vibration, ou plutôt les mille nuances de vibrations qui émane ce lieu à part – poncif ! – dont à l'adolescence j'avais parcouru du bout du doigt chaque ligne, chaque station de métro jusqu'au fin fond du Queens ou du Bronx sur le plan de la MTA que des proches m'avaient ramené de voyage. Lorsqu'en 2024, la quarantaine passée, j'abordais par les airs sa skyline avant même de poser les roues sur le tarmac de JFK, c'est à la façon de Romain Duris au début de L'auberge Espagnole, avec en tête des dizaines de noms de lieux issus des centaines d'heures de livres, de films, de musique qui peuplaient mes neurones-miroirs d'un New York fantasmé, ô combien puissant et incarné.
C'est pourquoi – avant de faire le tour rituel des points hauts de Midtown et Downtown, de parler mètres carrés, infrastructures et gros sous autour de Hudson Yards et Billionaires' Row, de pédaler dans Central Park et sur les rives de l'Hudson, de m'aventurer dans Brooklyn jusqu'à Coney Island, ou encore d'emprunter la mythique rampe du musée Guggenheim de mon maître Frank Lloyd Wright – je voudrais, à la suite de Miami, aborder avec vous New York en descendant Manhattan en schizophrène amoureux, dans les pas de Quinn1 fredonnant tup tudup tudup tudup tudup tup2 à bord d'un taxi jaune.

Un chemin, une île et un morceau de la Terre


Il est temps donc de fouler ce rivage aussi connu qu'il est mystérieux. Mais pour cela, il faut choisir notre camp : celui-ci des peuples premiers, les Indiens algonquins, puis iroquois, qui arrivaient du nord le long de la vallée et abordaient le dernier banc de sable coincé entre l'estuaire de l'Hudson et celui de l'East River. Ce faisant, ils ont tracé, depuis les collines de Washington Heights jusqu'à l'extrémité sud de l'île, la plus célèbre des diagonales, Broadway. Ou bien il faut prendre le parti d'Henri Hudson, premier Européen à remonter en 1609 le fleuve qui porte aujourd'hui son nom jusqu'à l'actuelle Albany, et ainsi accoster en provenance de cet océan d'où est venue par la suite la multitude qui fera de ce bout du monde le nœud gordien de l'Amérique du Nord.
Mannahatta, topos sacré aux confins d'une Terre holistique, comment es-tu devenue Manhattan, centre d'un monde hors-sol et globalisé ? Du comptoir hollandais (New Amsterdam, fondée en 1625) à la colonie anglaise (1 000 habitants en 1664), puis à la grande expansion souveraine des États-Unis d'Amérique (New York est en 1776 la ville la plus peuplée des 13 colonies qui se déclarent indépendantes de la couronne britannique), la somme des étranges étrangers3 qui n'ont cessé de débarquer a forgé une identité profondément créole et toujours renouvelée. C'est d'ailleurs la grande diversité qui régnait dans le Lower East Side du début du XXe siècle qui amena la création du concept de Melting Pot, qui essentialise parfaitement NYC.
Si son activité n'est plus que résiduelle, le port de New York grossit progressivement jusqu'à devenir le plus grand port du monde, statut qu'il conservera jusqu'en 1960. Son activité passagers fut considérable avec un pic d'un million d'immigrés entre juin 1927 et juin 1928, tous passés par les installations d'Ellis Island. Aujourd'hui encore, une très grande majorité des New-Yorkais ont dans leurs ancêtres des Italiens ou des Irlandais – les plus grandes cohortes aux XIXe et XXe siècles, avant d'être rejointes par d'innombrables diasporas qui se sont succédées par vagues dans les quartiers pauvres ou ont créé leurs propres enclaves communautaires. On connaît Chinatown et Little Italy bien évidemment, mais jusqu'au tréfonds du Queens se succèdent de mini-nations telles que Spanish Harlem, Little Odessa, Little Caribbean ou Jamaica. En 2005, plus de 170 langues différentes étaient parlées dans les 5 boroughs et 36 % des New-Yorkais étaient nés à l'étranger.
Un livre passionnant donne la parole à ce New York des New-Yorkais, leurs racines, leurs attaches, les proximités spatiales et affectives qu'ils ont avec cette ville charnelle. The Intimate City4, écrit pendant la crise sanitaire de 2020 par Michael Kimmelmann, explore quartier par quartier la ville réelle, appropriée, sensible et personnelle au travers de passionnants dialogues recueillis lors de balades in situ auprès de professionnels du fait urbain, habitants et passionnés, portant New York dans leur cœur en même temps que le masque de rigueur lors de cette époque particulière. Clairement, ce livre m'a inspiré ce récit.
Broadway, un formidable transect pour appréhender New York

D'un point de vue purement factuel, il faudrait onze heures d'un bon pas, chaussé de mocassins autochtones confortables, pour parcourir ce chemin nommé Broadway. Celui-ci s'étend très exactement sur 49,8 km5 depuis le croisement avec l'Albany Post Road à Sleepy Hollow (coucou Tim Burton) jusqu'à Bowling Green, le plus ancien parc de New York City, établi en 1733. Ajoutez encore 400 mètres et vous déboucherez à Battery Park, prêt à sauter quatre siècles et à prendre un ferry de commuters vers Staten Island ou à musarder comme un touriste ébahi aux pieds de la statue de la Liberté. Mais si vous êtes un allochtone et que vous débarquez ici après plusieurs semaines de mer, l'allure un peu pouilleuse et le cœur époustouflé, c'est que vous venez de franchir la porte du Nouveau Monde via Ellis Island, parmi les 12 millions d'Américains qui y sont entrés de 1892 à 1954.
En somme le but de cet article est d'essayer d'apporter un éclairage pour savoir comment, des forêts de l'Hudson à la baie, ce chemin de chèvre a tracé une ligne désir6 pour les hommes entreprenants ?
Broadway serait alors le prétexte pour analyser New York et la perception subjective que l'on peut en avoir, dans l'état d'esprit de l'École de Chicago qui, au début du XXe siècle, révolutionna les sciences sociales, les inventa même sur certains aspects de la sociologie urbaine, en même temps que la ville moderne s'érigeait autour d'elle en moins d'une génération. Cette école de pensée étudiait la façon dont condition humaine et conditions de vie interagissaient au travers d'inhibitions, d'inductions, de ruptures et de libérations des communautés et des individus.
J'aimerais aussi mettre mes mots dans la filiation de ceux de Kevin Lynch, formidable urbaniste américain de la deuxième moitié du XXe siècle. L'image de la cité7, son livre-phare paru en 1960, explore la double notion de wayfinding et d'imageability afin d'y traduire les relations qui se tissent entre « l'animal-humain » et la ville, considérée comme l'expression particulièrement aboutie de l'œcoumène urbain en tant qu'environnement taxonomique dans lequel l'homme se meut, vit et meurt, et dont il est à la fois la résultante et le créateur.
Fondamentalement, j'aimerais vous entraîner dans une pratique de l'espace, à la suite de Georges Perec8 et des stalkers9, et dans une complicité assumée avec les travaux de mon ami Nicolas Tixier, chercheur au laboratoire CRESSON à l'ENSA de Grenoble, qui travaille sur les ambiances depuis plus de trente ans, grand amoureux des villes et de leurs aménités, et penseur de la notion de transect comme moyen de disséquer ce qui fait le cœur de notre condition d'Homo Urbanis10.

Rendez-vous au prochain article pour arpenter Broadway !
Notes et références
- ↑ Quinn, improbable détective et écrivain raté, personnage principal de l'un des romans de La trilogie new-yorkaise de Paul Auster.
- ↑ « Holly came from Miami, F-L-A / Hitchhiked her way across the U.S.A. / Plucked her eyebrows on the way / Shaved her legs and then he was a she / She says, "Hey babe, take a walk on the wild side" » avec Lou Reed of course !
- ↑ « Étranges étrangers / vous êtes de la ville / vous êtes de sa vie / même si mal en vivez / même si vous en mourez », extrait du poème éponyme de Jacques Prévert qui célèbre la richesse des apports culturels venus d'ailleurs pour fonder et perpétuer une cité.
- ↑ The Intimate City, Michael Kimmelman, Penguin Press, 2022.
- ↑ Soit 31 miles, dont la moitié environ sur le continent, presque en totalité hors des limites de la municipalité de New York City.
- ↑ Lire à ce propos l'article De la piste animale aux lignes de désir urbaines. Une approche géoichnologique de la trace, paru en 2018 dans le numéro 82 de la revue L'information géographique sous la plume de Laurent Gagnol, Coralie Mounet et Isabelle Mauz.
- ↑ The Image of the City, Kevin Lynch, MIT Press, 1960.
- ↑ Lire entre autres les magnifiques Espèces d'espaces (1974, Galilée) et Tentative d'épuisement d'un lieu parisien (1975, revue Cause Commune / 1982, Christian Bourgeois).
- ↑ Le mot stalker est issu du mouvement éponyme né à Rome dans les années 1990 au croisement de l'art, de l'architecture et de l'urbanisme, mouvement qui s'inscrit dans la continuité d'autres avant-gardes du XXe s. (Dadaïsme, Surréalisme et surtout Situationnisme emmené par Guy Debord). Son but était de pratiquer la dérive urbaine, une sorte d'arpentage psycho-social en forme de manifeste en mouvement pour appréhender les réalités sociétales par l'immersion sensible et active, et ainsi participer à repenser la façon d'habiter la ville et à la régénérer par la (re)connaissance de ses marges.
- ↑ Le terme transect désigne pour les géographes « un dispositif d'observation de terrain ou la représentation d'un espace, le long d'un tracé linéaire et selon la dimension verticale, destiné à mettre en évidence une superposition, une succession spatiale ou des relations entre phénomènes », définition attribuée à Marie-Claire Robic et citée dans Transects urbains et récits du lieu. Des ambiances au projet, article rédigé par Nicolas Tixier, Pascal Amphoux, Jennyfer Buyck et Didier Tallagrand, et issu des actes du séminaire Ville, territoires, paysage (L'Isle d'Abeau, 2015).