Miami et le sud de la Floride (4) – De Design District à Brickell : Miami, entre produit culturel et renouveau urbain


De retour Downtown, explorons Miami et notamment les secteurs centraux dont l'évolution est spectaculaire. Entre vitalité culturelle, boom économique, gentrification et renouvellement urbain, qu'est-ce qui fait battre Magic City ?

Une ville kaléidoscope
Miami est difficile à saisir en un seul regard. Pas de foisonnement vernaculaire comme dans les villes européennes et du bassin méditerranéen ni de fourmilière cosmopolite asiatique, nulle composition classique à la manière de Versailles, Vienne ou Washington D.C. ; pas même de skyline ordonnée, spectaculaire, panoramique comme à New York, Chicago ou Seattle. Ici règne une planification telle qu'elle a été mise en œuvre pour beaucoup de territoires d'expansion (des bastides du Moyen-Âge à l'extension de Barcelone, en passant par toute la colonisation des Amériques), toutefois perturbée par la géographie qui oblige à composer avec la trame bleue entre marécages, lagunes, îles et cordon dunaire. Cette urbanisation contrainte fabrique une série de vastes entités qui dialoguent autant qu'elles s'ignorent, interagissent autant qu'elles se phagocytent, irriguées de flux, lacérées d'infrastructures et de canaux, morcelées et entremêlées entre centralités principale et secondaires, zones résidentielles ou d'activités, jachères urbaines en recomposition. Tantôt grandiose, miteuse, luxuriante, multicolore, bétonnée, aqueuse, aride, boisée, métallique, Miami est complexe, joyeuse, arrogante, misérable, secrète, ironique, tape-à-l'œil et vivante !





Et puis Miami est jeune, même pour le Nouveau Monde : fondée en 1842 sur la rive sud de la rivière par William English à la fin de la deuxième guerre séminole, le Village of Miami devient très vite chef-lieu du Dade County, mais reste un simple "comptoir" sur la baie, accolé à des marais inhabités voire inhospitaliers. Il faut attendre que Julia Tuttle, une riche entrepreneuse originaire de Cleveland (Ohio), achète une plantation d'agrumes pour que le site s'urbanise après qu'elle s'y est installée suite à la mort de son mari. Elle s'attelle à valoriser son foncier avec l'appui de William Brickell et Henry M. Flager. Tous trois sont considérés comme les véritables pères et mère de la ville, boostée par l'arrivée du chemin de fer de la Florida East Coast Railway dont Flager est le fondateur. Comme souvent, la voie ferrée est le véritable accélérateur du développement de l'ensemble de la région urbaine qui s'étend aujourd'hui sur une longue bande de 180 km de Jupiter à Homestead1.
À partir de ce moment, tout s'accélère2. Le 7 avril 1896, le train arrive, et moins de 4 mois plus tard, Miami acquiert le statut de municipalité, ce qui lui donne les moyens d'organiser son développement. En janvier 1897, le Royal Palm Hotel ouvre ses portes, actant la vocation touristique du territoire. De 300 habitants en 1896, Miami grossit vite (1 681 habitants au premier recensement de 1900) ; le territoire relativement restreint de la municipalité dépasse 110 000 habitants 30 ans plus tard, avoisine 300 000 au bout de 60 ans et atteint aujourd'hui 487 000 habitants selon les estimations de 20243. L'aire métropolitaine compte 6,46 millions d'habitants – sixième plus importante du pays devant Washington DC et Philadelphie qu'elle aurait dépassées en 20234 !
Du point de vue morphologique et contrairement à de nombreuses métropoles nord-américaines, facilement réductibles à leur grande entités (CBD, auréole dégradée, suburbs, sprawl…), Miami se présente donc comme un patchwork. Le tout est structuré par le linéaire de la voie ferrée originelle dédoublée par une autoroute qui descendent en escalier du nord au sud à une encablure de la rive continentale de la baie. Cette colonne vertébrale est recoupée d'est en ouest par deux autoroutes qui enjambent la baie vers Miami Beach et délimitent le seafront principal.
En retrait se trouve Downtown avec en son centre la 1ère avenue et la 1ère rue qui se croisent telles des cardo et decumanus américains. Un métro aérien automatisé forme une boucle qui se superpose à cette trame centrale : circulant au niveau du 2e étage des blocs du centre-ville, il marque la limite entre l'underground infamant des cracked et le firmament immanent de l'upper-class. Flottant entre les deux mondes s'y croisent de candides touristes et les working class racisés accompagnés d'une sécurité présente dans chaque mini-rame.
Au sud de la Miami River, le quartier de Brickell (du nom de l'un des pères fondateurs) constitue une nouvelle centralité en formation. Au-delà s'étendent des quartiers périphériques à l'histoire et la centralité propres : Overtown à la mauvaise réputation, prolongé par Wynwood et Design District ; Little Havana et Little Haïti qui abritent des communautés historiques ; l'Upper East Side et ses condos chics ; Coconut Grove, entre mansions cachées dans la végétation et hotspot où boire un drink ; Liberty City, Allapattah ou Flagami aux maisons à peine plus solides que des mobile homes.
Juste à l'extérieur de Miami se trouve Coral Gables, connu pour le Biltmore Hotel et entouré de quartiers résidentiels formant une sorte de cité-jardin tropicale s'enroulant autour d'un golf et de vastes espaces verts. Il préfigure les suburbs et autres gated cities de la deuxième moitié du XXe siècle.

Le renouveau du cœur métropolitain
Mais lâchons les cartes et les cours d'histoire pour arpenter Miami !

Commençons par Bayside qui en constitue le cœur vibrant (et parfois un peu factice). Situé à l'articulation de la baie de Biscayne et de la péninsule continentale de la Floride, ce vaste espace largement ouvert d'environ 2 km de long sur 200 à 400 m d'épaisseur met en relation le port où se déversent chaque année près de 8 millions de croisiéristes, et Downtown, centre "historique" de la ville. Ce type d'espace en interface entre une étendue d'eau (mer, lac, fleuve…) est assez typique de nombreuses grandes villes américaines qui ont souvent aménagé un polder où s'interpénètrent équipements et espaces publics. Celui-ci permet notamment de gérer les interconnexions entre les mobilités spécifiques à une porte urbaine multimodale (terminal des bateaux de tous types et logistique liée, flux routiers traversants, entrants et sortants, boulevard urbain primaire, métro aérien, terminus des bus urbains et interurbains). On retrouve également sur cette vaste esplanade entre la ville et la baie de nombreuses fonctions métropolitaines qui participent au rayonnement et à l'attractivité : quais promenades et parcs ponctués de sculptures (Museum Parkwalk, Bayfront Park) ; grands musées internationalement reconnus présentant des collections scientifiques (Phillip & Patricia Frost Museum of Sciences) et artistiques (Pérez Art Museum) ; amphithéâtre à ciel ouvert accueillant manifestations et festivals (FPL Solar Amphitheater), halle abritant des événements culturels et sportifs et antre des Heats (Kaseya Center) ; grande roue donnant à voir la baie (Skyview Miami Observation Wheel) ; galerie commerciale distribuant les boutiques touristiques et les restaurants autour de la marina (Bayside Marketplace)…
De l'autre côté de Biscayne Boulevard, Parkwest (la frange de Downtown située sur le front de mer) se compose essentiellement de grands hôtels et de condominiums servant de pied-à-terre à la deuxième plus grande concentration de milliardaires des États-Unis. Véritable vitrine de la ville où depuis 20 ans se construit la skyline de carte postale, c'est un gigantesque chantier polarisé par la restructuration de l'immense nœud autoroutier aérien (Dolphin expressway, aka Dolphin Expy) qui permet aux véhicules en transit de traverser la baie ou de descendre au niveau du rez-de-chaussée de la ville. C'est le lieu de toute les prouesses architecturales, mon coup de cœur étant le One Thousand Museum signé de la regrettée Zaha Hadid qui culmine à 225 m depuis 2015. Mais l'ensemble du quartier bénéficie d'une vitalité qui ne se dément pas avec de nombreux immeubles récents, en construction ou en projet. On peut noter dans les projets phares de ce secteur le Waldorf Astoria Residences Miami5 dont la particularité est d'être la première tour de 100 étages de Miami avec 320 mètres de haut (limite imposée par la FAA qui régit l'espace aérien) ce qui en fera la plus haute tour résidentielle au sud de New York. Elle crèvera ainsi une sorte de plafond de verre qui semble régner sur l'épannelage de Miami, assez sage du fait de la prépondérance du marché immobilier résidentiel.
Le reste de Downtown se compose de bâtiments plus anciens caractérisés par un tissu avenues/rues régulier qui se renouvelle plus lentement par blocs à l'image de la tour Okan (280 m) prévue pour 2027. Mais si ce centre "historique" conserve un nombre très limité de lieux patrimoniaux (équipements publics, édifices religieux et quelques îlots Art déco), lorsqu'on se promène à pied dans ses rues larges, il apparaît souvent quasi déserté car il accueille principalement des immeubles de bureaux vieillissants et monofonctionnels où l'on arrive en voiture, et des bâtiments résidentiels dégradés avec des commerces de faible valeur (souvent associés à une niche économique elle-même liée à une diaspora) et habités par une population précaire voire marginale. Contrairement à d'autres grandes villes, cette spécification ne suffit pas à rendre actif ce quartier qui n'est plus le cœur de la ville, celui-ci s'étant progressivement déplacé à l'est et au sud.
Ainsi, c'est le financial district de Brickell, situé au sud de la Miami River, qui apparaît progressivement comme une nouvelle centralité, plus moderne et plus dynamique. Le redéveloppement spectaculaire du secteur est très significatif puisqu'il s'agit du deuxième plus grand projet urbain américain après Hudson Yards à New York. Comme pour celui-ci avec lequel il partage un passé logistique, l'ensemble est très dense et très rentable du point de vue de la promotion immobilière, mêlant hauts immeubles résidentiels et tertiaires, socle commercial sur plusieurs étages et espaces communs ouverts au public. Au cœur de ce système urbanistique de type macro-lot se trouve le Brickell City Center, mastodonte occupant trois îlots entiers couvrant 36 000 m² et développant plus de 500 000 m² de planchers répartis en 5 niveaux de commerces et 4 tours (2 résidentielles et 2 tertiaires) culminant à 150 m. Conçu par Arquitectonica et achevé en 2016, il bénéficie d'une qualité de finition de haut niveau et d'un dessin très soigné avec des espaces intérieurs/extérieurs aux vues urbaines spectaculaires. Cependant, l'ensemble est un peu trop aseptisé par une standardisation qui le fait ressembler à beaucoup d'autres centres commerciaux et de loisirs de par le monde. Aux alentours, de nombreux projets sont initiés6 : Cipriani Residences Miami (285 m), 1428 Brickell et Baccarat Residences (près de 260 m) ou encore Mercedes-Benz Plaza (235 m). Le plus haut projet (One Brickell City Center) a néanmoins été annulé début 2025 ; prévu pour 2028, il devait culminer à 317 m pour 80 étages.
Aujourd'hui, la municipalité de Miami compte 439 high-rises dont 117 skyscrapers de plus de 120 m de haut (la troisième plus grande concentration du pays après New York et Chicago). Fait remarquable, sur les 60 plus hautes tours de Miami, seules 4 ont plus de 25 ans ! De fait, le marché immobilier est sans conteste l'un des plus dynamiques des USA. Les plus hautes tours sont la Panorama Tower (265 m), l'Aston Martin Residences (249 m) et le Four Seasons Miami (240 m), en passe d'être détrônées par un nombre toujours plus élevé de projets en chantier ou à l'étude. Pas moins de 40 immeubles de plus de 135 m de haut sont en cours de développement – dont 16 en construction – et sur ce total, 14 dépassent les 250 m ! Au-delà du boom économique, l'accroissement démographique de Miami intra-muros est spectaculaire : la commune a augmenté sa population de 125 000 habitants depuis 2000, soit plus de 25 % ! Ce mouvement de métropolisation ne touche pas que le centre et s'étend désormais aux quartiers aux franges du centre (Downtown/Brickell) : morphologiquement plus bas et constitués principalement de fonciers peu valorisés (friches, parkings, entrepôts, surfaces commerciales), ceux-ci sont progressivement englobés dans le cœur urbain qui s'agrandit ainsi de façon très marquée. La vitalité concerne aussi des secteurs plus périphériques, polarisés autour de thématiques très affirmées qui se traduisent par un renouvellement urbain opportuniste (pour ne pas dire agressif). Le mouvement est particulièrement prégnant vers le nord où deux quartiers devenus emblématiques se distinguent.
Wynwood – que l'on qualifierait en France de bobo – est un mélange d'anciens faubourgs mêlant activités, habitat dégradé et friches revitalisées qui peu à peu se transforment via une action commerciale et culturelle qui renverse la table. Bars, centres de développement artistiques, hébergements branchés, ou encore lofts se développent aux milieu des longs murs d'entrepôts mondialement connus pour être des supports de street art7. Cet environnement arty tendance woke tisse des relations relativement fines avec les origines populaires du lieu, bien qu'il s'agisse sans conteste d'une gentrification avec ses aspects positifs et négatifs à l'instar des franges de la Seine-Saint-Denis jouxtant le périphérique parisien.
Miami Design District prolonge encore plus au nord cet élan vers le "beau" et le "branché" mais avec une violence plus exacerbée, à l'autre bout de l'arc culturel et politique, comme seuls les pays farouchement libéraux peuvent en proposer. Plutôt que de se déplacer d'un point A à un point B sans quitter l'intérieur feutré et climatisé d'une voiture particulière, nous sommes descendus en bons touristes frenchies de l'un de ces trolleys iconoclastes qui sillonnent Miami et Miami Beach. Insatiables et intrépides piétons, nous avons entrepris de traverser entre les Camaro et les trucks une avenue aux contours incertains, défoncés d'ornières béantes et jalonnés de casses auto, de friches et de non-lieux. D'un trottoir à l'autre, le contraste est saisissant : après 50 m de flou artistique, fini les rues paupérisées et ghettoïsées, soudain nos pieds foulent un béton désactivé délicatement banché de motifs floraux : bienvenue dans une sorte d'enclave ultra glamour (excessivement chère !) où l'on peut afficher un look à la fois gangsta, bling-bling et friqué, seulement si l'on tient une boutique hypissime où les photos sont interdites. De mails cosy en vitrines sophistiquées, de rayonnages elliptiques en mines hautaines, d'outfits savamment étudiés en fines de champagne, tout respire luxe, calme et volupté mêlant haute couture, design d'objet et art de vivre pour la classe ultra riche qui a fait de Miami l'un de ses repères mondiaux à l'instar de New York, L.A., Dubaï, Londres, Paris ou Saint-Tropez.
C'est sur cette note aigre-douce que je terminerai cette série d'articles sur Miami et sa région au cours de laquelle j'ai tenté de vous faire ressentir à la fois le factuel et le sensuel de cette terre de contrastes, violente et belle, depuis la géographie physique jusqu'aux rapports humains qui la régissent. Langue de terre entre deux eaux, le sud de la Floride recèle cependant de pépites qu'il faut prendre le temps de trouver derrière les sites aux artefacts clinquants. Mais la balance reste positive à flâner dans ces lieux si contrastés, marqués par la modernité autant que par le patrimoine, par l'artificiel autant que par la nature présente partout. Et puis savoir apprécier ces incongruités consubstantielles au topos, à l'image de ces coqs caribéens qui trottinent dans les recoins des parkings à l'arrière des buildings de Downtown.
J'en prendrais pour ultime exemple le souvenir persistant de Key Biscayne, cette île qui referme la baie à quelques kilomètres au sud de Miami, et plus particulièrement Crandon Park, avec ses palmiers tendus de hamacs qui s'avancent vers l'océan en ordre dispersé. Derrière les iconiques postes de secours s'élance, immobile, une plage infinie et vide en ce jour où l'orage menace. Il finira par éclater une demi-heure après qu'un ranger placide, à bord de son pick-up, a patiemment sommé chaque grappe de baigneurs d'évacuer la plage, radar météo à l'appui. En attendant le grain tropical de fusil, le temps est suspendu et les ibis parcourent nonchalamment les travées qui séparent les tables de cette paillote tranquille, qui diffuse du Bob Marley. De rares touristes s'y sont attablés pour boire à la paille une de ces noix de coco qui jonchent le sol. Il faut bien profiter de la vie avant que le coup de vent qui vient ne vous les fasse tomber sur la gueule !

Dans la série "Miami et le sud de la Floride"
1. Miami ou Miami Beach ? Une histoire entre deux eaux
2. Miami Beach : 110 ans d'une station balnéaire mythique
3. De Miami à Key West, l'un des bouts-du-monde
4. De Design District à Brickell : Miami, entre produit culturel et renouveau urbain
Notes et références
- ↑ Ce sujet a été développé dans le premier article de la série consacrée à Miami et publiée sur PSS.
- ↑ De nombreuses photos historiques de Miami et Miami Beach sont à découvrir sur Bygonely.com.
- ↑ Voir le site gouvernemental du recensement census.gov.
- ↑ Données issues également de census.gov.
- ↑ Voir à ce propos le site Miami Premium Real Estate.
- ↑ Plus de détails sur Brickell à horizon 2035 ce site dédié aux projets résidentiels de Miami.
- ↑ Le Wynwood Walls est le centre de cette effervescence. Il consiste en un musée en plein air qui regroupe les œuvres originales de plus de 100 artistes de 21 nationalités différentes.