New York (4) – Brooklyn Boogie
0Pour ce quatrième article de la série, je vous propose de sortir de Manhattan, trop souvent assimilé à Big Apple, et d'aborder l'un des quatre autres boroughs de cette ville protéiforme qui ne résume pas à son centre égotique à l'intensité carnivore. Alors changeons de focale et reprenons le trip à peu près où nous l'avions laissé : aux abords de l'East River, face à Brooklyn, l'autre « ville-monde » de la baie.

Vers l'autre rive
Ça se bouscule dans le ciel et dans les rues de la cité en ce matin de juillet 2023. Canal Street grouille du monde tentant d'avancer au milieu de la masse bigarrée de trucs et de bidules qui se déplacent : piétons en goguette ou affairés, coursiers zigzaguant dans la marée, taxis et school buses qui rient jaune, SUV aux vitres fumées – exit les longues limos des 90's –, pick-ups d'artisans, rickshaws pour touristes, le tout dans une ambiance étrangement similaire à une ville d'Asie du Sud-Est. À main gauche, le savant désordre commerçant de Little Italy lentement phagocyté par Chinatown dont les idéogrammes lilliputiens s'immiscent partout, dégoulinent des enseignes, débordent des banderoles, frétillent sur les fanions flottant à la moindre brise. On les retrouve jusque sur les chevaux de vent qui ânonnent silencieusement leurs prières dans l'entrée du temple bouddhiste à l'angle de Bowery1. Un peu plus près de la rivière, des lambeaux populaires de l'East Village et du Lower East Side n'en finissent pas de mâchouiller leur spleen plus ou moins enduit de contre-culture : brownstone collectifs un peu fatigués, quelques housing projects2 austères, presque mortifères, et un énorme escargot qui s'enroule dans une urbarchitecture nommée Confucius Plaza – ultime écho à l'Orient, si loin, si proche.

Et puis Downtown qui s'approche à pas de loup, façon 1, 2, 3, soleil, un gratte-ciel Art déco par-ci, une résidence upper-class par-là, dont la façade se déhanche sur le rythme chaloupé qui en signe le feu chef d'orchestre3. C'est ici que le cœur pulsatile de la cité commence à tisser de spaghettis ses liens aux périphéries, alors que l'autoroute de front de rivière file vers le nord continental et que les culées de trois des principaux ponts de la ville4 s'élancent vers Long Island. Last Exit to Brooklyn5.
Le plus célèbre de ces ponts ? Le Brooklyn Bridge évidemment, le premier à franchir l'East River en 1883 pour relier Manhattan à Brooklyn. Mais pour comprendre son importance, il faut se projeter dans cette époque d'hyper-développement des États-Unis, pays séculaire en plein boom économique et démographique, en particulier autour de cette baie qui en forme la porte d'entrée principale.
Au recensement de 1880, City of New York – alors composée de Manhattan et de quelques territoires du sud du Bronx – compte 1,2 million d'habitants, ce qui en fait la première ville des USA et même des Amériques, et la troisième mondiale. Mais face à elle, City of Brooklyn est loin d'être une banlieue avec ses 570 000 habitants, ce qui la place en troisième position nationale derrière Philadelphie la laborieuse et devant Chicago qui, au même moment, invente les gratte-ciel. Ce n'est qu'en 1898 que seront réunis dans une même entité les cinq boroughs actuels qui constitueront le Greater New York6 : le Bronx qui acquiert ainsi une certaine autonomie et s'agrandit vers le nord en suivant Broadway ; le Queens qui agglomère progressivement de nombreux villages and towns encore dispersés sur Long Island en direction des Hamptons ; Staten Island enfin, à l'époque largement rurale ; mais surtout les deux mastodontes Manhattan et Brooklyn qui, s'ils ne boxent pas dans la même catégorie, ont assez de muscles à l'échelle du pays pour se sentir quelque peu chafouins de ce mariage arrangé.

C'est probablement pour ça – à l'inverse de nombre d'ouvrages d'art qui forment l'un des éléments classiques du paysage des franges des CBD7 d'Amérique du Nord – qu'aujourd'hui encore, le Brooklyn Bridge ne semble pas s'échapper de downtown en direction de suburbs s'étendant à perte de vue : car franchir l'East River, c'est depuis son origine – soit presque un siècle et demi – relier les deux centres d'une mégapole à minima bicéphale, têtes auxquelles il faudrait probablement ajouter Jersey City et sa fière skyline de l'autre côté de l'Hudson, et peut-être même Queens Plaza qui se hausse du col et prend clairement sa place dans l'épannelage new-yorkais depuis un quart de siècle.
En tant que walker, emprunter le platelage en bois mythique du BB procure une sensation particulière : se sentir un personnage certes photogénique, mais finalement générique, une sorte de réplique de film culte, un animal humain en transhumance ou en pèlerinage dans une carte postale à 360°, vue et revue, incroyable autant que banale. Pour le touriste européen, être parmi les êtres et avide d'avoir, casquette de baseball « Brooklyn 1883 » vissée sur la tête depuis qu'il se l'est ingénument procurée chez un vendeur à l'orée du pont, cette sensation se révèle probablement assez proche de celle d'un Américain à Paris, fredonnant Gershwin en franchissant la Seine sur le pont des Arts, et accrochant un cadenas sur le bastingage des possibles.
DUMBO, archétype de la gentrification
Mais voilà que la longue marche annonce une révolution culturelle tandis que s'amorce la descente vers Brooklyn : le flux des voitures qui filent à bâbord et tribord sur le pont inférieur se rapproche à mesure que le sol s'affermit, que de l'ancienne zone logistique s'échappent quelques tours startup-polished égrenant leurs so incredible flats en espalier et que les sièges de grandes sociétés comme Etsy réinvestissent les docks historiques. Vers le nord, Dumbo batifole dans la courbe de la rivière. Ici, point d'éléphant de Disney bien sûr, mais son pendant doublement ironique : choisi à l'origine comme acronyme repoussoir à la spéculation immobilière lors d'une fête underground8, le nom du quartier symbolise aujourd'hui la gentrification new-yorkaise, séduisante et paradoxale, où la bohème est devenue bourgeoise, la brique trendy et les coffee shops healthy9.

Pourtant, historiquement le secteur vibre, laborieux et frénétique, au rythme des activités portuaires et industrielles qui s'organisent autour de Brooklyn Navy Yard (les chantiers navals). Aux XIXe et début XXe s., les quais et les rues pavées sont bordés d'ateliers et de fabriques comme celle de Robert Gair – qui y invente le carton d'emballage, pliable et réutilisable – mais aussi de manufactures de peintures, de café, de sucre, de machines en tout genre… De Fulton Landing partent les lignes de ferries bondées de navetteurs avant l'heure qui s'en vont ou s'en viennent travailler. Avant que les trois ponts ne les rendent caduques à l'articulation des siècles10, elles seules permettent alors de rejoindre Manhattan, tout proche. Outre ces liaisons maritimes, le réseau ferré du Jay Street Connecting Railroad relie Brooklyn à l'intérieur des terres de Long Island, en phase d'urbanisation rapide dans le tout nouveau borough du Queens. Dans ce paysage métropolitain qui s'invente, les wagons, eux, s'invitent partout, jusque dans les bâtiments en briques des docks – encore visibles aujourd'hui sous forme d'icônes patrimoniales réinvesties – au pied des culées massives du Manhattan Bridge dont le tablier semble survoler les rues et projette une ombre mi-poétique, mi-menaçante, aussi changeante que les noms du quartier : Gairville, Rapailie, Olympia et même, ultime ironie, Walentasville11 !

Car l'après-guerre est l'âge d'or de l'american way of life : la voiture y desserre la tache urbaine qui se délaye dans le sprawl et les activités productives se recomposent dans cette périphérie exponentielle. De facto, la désindustrialisation frappe de plein fouet les emprises historiques et denses situées au cœur de New York qui voit progressivement se vider usines et entrepôts : les lignes de ferries ne sont plus d'aucune utilité, et le nœud de fret ferroviaire et maritime aussi se déplace, emportant avec lui l'activité des docks qui se meurent. Comme au bord de l'Hudson12, la zone se couvre de friches et de bâtiments dont on ne sait s'ils sont abandonnés, s'ils vivotent ou s'ils sont squattés, et par quelle faune ? À la fin des années 1970, ici comme ailleurs dans la grosse pomme alors un peu pourrie, c'est dans ces vastes coquilles vides que s'installent, tels des bernard-l'ermite, les premiers artistes et homesteaders13 en quête de grands plateaux peu chers. Dans cette auréole dégradée typique les villes américaines à l'heure du rêve pavillonnaire, ils y improvisent ateliers et logements au milieu des garages et des locaux d'artisans restants, loin des commerces de proximité et du centre de la culture installée. Une « première seconde vie » du quartier se stabilise alors autour d'une identité artistique underground à l'écart des tendances de Manhattan et même de la confortable quiétude des voisins de Brooklyn Heights.
Une deuxième bascule s'opère cependant dans les années 90-2000, sous la pression de la promotion immobilière14, lorsque celle-ci finalise l'acquisition foncière de grande ampleur qu'elle aussi a patiemment entreprise une vingtaine d'années auparavant. Ainsi, une grande partie des anciennes usines, entrepôts et autres docks se retrouve convertie en lofts résidentiels haut de gamme, bureaux de design, galeries et espaces (ré)créatifs. DUMBO devient alors un quartier hype où se déverse la communauté arty et gentrifiée qui fuit Manhattan face à la flambée des prix. Mais par effet domino, le même phénomène de spéculation va évidemment prendre forme de ce côté-ci de la rivière, si proche de Downtown, renforcé en cela par la structuration du pôle d'excellence Brooklyn Tech Triangle, qui regroupe aujourd'hui plusieurs centaines de start-ups et d'entreprises innovantes15. Tout ce petit monde technoïde et branché peut désormais s'ébattre dans cet univers raw-tech et glamour qui leur sourit à pleines dents, carnassier et désirable, sémillant, friqué et hautement instagrammable. Désormais, le tablier du pont ne surgit plus de nébulosités expressionnistes so 40's mais renvoie les reflets des lettres métalliques « DUMBO » qui brillent sur le cliché que prendra n'importe quel pékin lambda – moi le premier ! – en passant sous l'arche. À deux, clic-clac, ne pas rater les docks réinvestis et le cadrage mythique sur Washington Street, puis direction le sugarcoated riverfront du Brooklyn Bridge Park, qui a métamorphosé l'ancienne façade industrielle en place to be ! En un mot, le quartier est devenu l'un des spots les plus photographiés de la ville. Aujourd'hui, c'est le quartier de Williamsburg, plus au nord, qui semble suivre la même voie du renouvellement et de l'embourgeoisement, bien que l'intérêt avéré pour le patrimoine soit moins fort et la construction ex nihilo de nouveaux ensembles plus radicale.
Brooklyn, entre stratification et régénération
Mais revenons au Brooklyn historique pour y reprendre notre déambulation au bord de l'eau : ferries et bateaux en tout genre continuent d'en rythmer le paysage autant que les infimes et incessantes variations de la lumière, des nuages et des vagues.

Sous l'incroyable promenade glissent et vrombissent sans qu'on ne le sache des tombereaux de véhicules sur la Brooklyn-Queens Expressway qui filent vers le sud. Ici, face à la silhouette des skyscrapers de la pointe de l'île d'en face, à quelques encablures de South Ferry, un sentiment particulier de paix, fragile mais parfaitement consistant, semble régner. Derrière les frondaisons s'organisent les belles façades de Brooklyn Heights, cosy, respectables, installées. Un petit square fait l'articulation entre la digue et Pierrepont Street qui irrigue le quartier : il propose une canopée bienvenue, quelques bancs et des jeux pour enfants. Rien ne semble vouloir rappeler la violence de la cité qui, de l'autre côté de la langue aqueuse, fait rage, encore et toujours. Monde propret. Mais quitter la promenade et sa vue (trop) parfaite suffit à basculer de nouveau dans l'un de ces contrastes typiquement new-yorkais : derrière l'éternité polie de cette bourgeoisie à mi-chemin de l'élite mondialisée et de la notabilité provinciale – comme légèrement assoupie et peut-être même, si l'on gratte, malaisante comme une photo de David Hamilton – semble se déliter en douceur un monde déjà disparu à mesure qu'on s'en éloigne. Les premières rues laissent encore croire que rien ne bougera jamais : pavés sages, paquebots aux quatre roues chromés pour familles idylliques, bow-windows ripolinés, jardins microscopiques aux haies trop bien taillées, cours anglaises d'où ne saurait dégueuler quelque marginal magnifique comme dans l'East Village, par exemple. Mais dès qu'on descend d'une dizaine de mètres – topographiquement16 et socialement –, la ville change subtilement de registre et redevient poreuse, vibrante, incertaine : faubourg ontologique, un peu effiloché et néanmoins aimable, où tout semble à la fois advenir et disparaître.
Au fil des blocs intermédiaires, entre Hicks Street et Court Street, Atlantic Avenue et Schermerhorn Street, la ville se gonfle et se rétracte comme une cage thoracique bosselée et granuleuse, à la syncope rauque ; un reste de canfre, de trichloréthylène et de vapeurs d'hydrocarbures flottent dans l'air, rémanences anciennes. Odeurs. Ambiances. Au coin de cette rue, un café où quelques quidams traînent depuis trente ans d'amitiés ; un pressing fatigué, porte toujours ouverte aux solitudes tenaces, a dû survivre à cinq générations de baux précaires ; une devanture neuve aux fragrances de peinture fraîche porte en elle les espoirs de la suivante ; un vieux réparateur black de tubes fluorescents – qui donc utilise encore des néons ! – a tiré sa chaise canée dans l'embrasure de sa boutique et fume deux ou trois feuilles ; un peintre – haïtien comme Basquiat ? – transporte une toile trop grande pour son van, un Bedford cabossé of course ! Un môme indéfinissable sort d'une bodega toute aussi imprécise avec un double cheese burger plus large que son visage. Collection banale d'extraordinaires bancals, sédiments d'une continuité fragile, permanence de l'impermanence.
Dans ce microcosme immense, quelques centaines de mètres suffisent pour que tout se renverse à nouveau : surgissant derrière les immeubles un peu décrépis et leurs échafaudages shadokiens, Downtown Brooklyn dresse sans gêne son troupeau d'ombres portées échappées de Manhattan. Au-delà de Cadman Plaza – florentine, froide et austère comme un post-modernisme américain –, des masses de verre noir façonnent des façades polies comme des lames tranchant le ciel17. Adieu vernaculaire poésie, adieu humble patience, Welcome home, holy shitty Business ! La Brooklyn Tower, avec ses nervures sombres et son allure d'obélisque ciselée made in Gotham City, a quelque chose de menaçant non pas par son esthétique seule, mais par son message : le futur est déjà là, avec ou sans toi, à pas de géant.
Entre ces deux mondes, d'un bloc, d'un building à l'autre, s'étend un territoire fragile et magnifique, encore en équilibre mais profondément mouvant. Ne serait-ce pas la nature même, immémorielle, de Brooklyn : plus vraiment populaire, jamais complètement achetée ? Mais le mouvement, là encore, est latent, sous-jacent, on le perçoit à la façon dont les vitrines évoluent lentement, se standardisent ou se hipstérisent, à la manière dont on rebouche les nids-de-poule, construit des immeubles neufs qui lèvent la tête comme des têtes chercheuses, à la vitesse où s'installent des troquets parfaitement authentiques qui ne vendent plus que du consommé de tofu sur son lit de baies de goji. Mais au milieu de ces glissements sémantiques, épistémologiques et profondément new-yorkais, subsiste, résiste, une manière particulière de faire société, de vivre l'urbanité comme une condition humaine que Paul Auster a su saisir mieux que quiconque18 : laisser les rues tisser leur propre récit, attraper les petites coïncidences, marcher en collectionnant les détails non pour documenter la répétition, mais pour mesurer les variations insoupçonnables du quotidien et s'incarner dans une identité à la fois anonyme et unique. Ne serait-ce pas Auggie Wren qui photographie ce coin de rue comme chaque matin depuis vingt ans19 ? La rue serait-elle un théâtre social où personne ne joue vraiment, car chaque PNJ20 ignore qu'il en est un.

Prendre le large ou rester à quai ?
L'effervescence de la cité iconoclaste et blasée d'elle-même cependant s'apaise, presque amorphe parfois. Telles des cliquets malthusiens, les rues lentement descendent la trame le long de Gowanus, se faufilent entre Prospect Park et le cimetière de Green-Wood, puis enfilent McDonald Avenue. Des agglomérats hétéroclites s'y alignent : studios d'artistes installés dans d'anciens dépôts de peinture – ironie ? Palimpsestes ? Paradoxe ? – ; ateliers dont on ne sait s'ils sont encore en activité ; fonciers et bâtis délabrés où Walentas et consorts ne sont pas encore passés en parrains protecteurs et prospères. Aux longs grillages en losange succèdent des murs de briques interminables où subsistent les traces fantômes de publicités d'avant-guerre, car Brooklyn ne détruit pas mais stratifie comme un Diogène imperturbable et fou ; il superpose les époques et lèche ses cicatrices, ses coutures, ses effacements. Encore une fois, la pente s'amorce de façon imperceptible vers l'océan. Exit le vertical, le bourgeois et même l'artisanal. La ville devient horizontale, somnolente et liquide, plate comme une mer d'huile. Dans le métro survolant ces flots infinis, et sans même se rendre compte de la léthargie qui nous envahit, nous voici emportés dans une faille spatio-temporelle : le ciel n'en finit pas de s'élargir, le bâti s'affaisse tandis que de sombres parallélépipèdes se dressent progressivement à l'horizon, à mi-chemin entre HBM monumentales et cité post-apo. Requiem for a dream21. Tout semble attiré par un de ces bords d'un monde platiste, aux confins de la ville : Coney Island.
Dès la sortie du subway, le kitsch et le carton-pâte dessinent un décor très différent du New York fier et vertical de Manhattan – différent aussi du faubourg plus ou moins inclusif du centre de Brooklyn. Ici, entre shore et whore22, nous voici émergeant et immergés dans un savant remugle de western spaghetti, de stations balnéaires sudistes et de relents d'huile de friture et de vidange. Derrière les câbles aériens qui traversent la rue défoncée surnagent des publicités peintes sur des pignons fatigués – volutes graphiques autrefois voluptueuses et désormais défraîchies comme un cheptel de pin-ups sur le retour. Au milieu trône Nathan's qui arbore ses « world famous frankfurter since 1916 »23. De ce paysage bas, rafistolé et arrogant comme l'Amérique suburbaine sait en produire, surgissent les silhouettes d'impressionnants roller coasters qui semblent pourtant à l'arrêt. Ne serait-on pas tombé dans un Luna Park fantôme façon Miyazaki, d'où pourrait apparaître esprits frappeurs et monstres grotesques, prêts à nous enrôler de force dans ce théâtre d'ombres ?

Progressons vers la plage : le rayonnement de son boardwalk, de ses attractions foraines et de sa longue plage de sable s'est progressivement établi depuis la fin du XIXe et est devenu iconique dans l'imaginaire des loisirs populaires de l'entre-deux-guerres, à l'instar de l'essor des bains de mer suite aux congés payés en France. On y retrouve – encore aujourd'hui – un curieux mélange de classes populaires, de touristes, d'immigrés et de vacanciers du dimanche qui viennent éprouver cette freaky riviera plus proche du mix entre les baraques à frites de Dunkerque et les bodegas Mid-Century Modern de Miami Beach que des sidewalks victoriens de la Nouvelle-Angleterre.
Une fois posés les pieds sur le sable, l'incommensurable bordel du creuset new-yorkais reprend le dessus : des fonctionnaires des NYC Parks, un peu gras, un peu rastas, fument des bédeaux tranquillous pendant leurs heures de service au vu et au su de tous ; des chicas transgenres roulent du boule accompagnées d'enceintes crachant du R'n'B latino ; des hères hiératiques et errants – tels les descendants ectoplasmiques des clochards célestes24 de Kerouac – titubent entre les groupes à la recherche d'un moyen d'avoir les moyens d'un cacheton ou d'un fix ; des vendeurs à la sauvette ayant pignon sur plage refourguent ici comme ailleurs de la camelote made in China ; des touristes hallucinés cultivent leur double état de passage et d'égarement ; des familles locales semblent comme échouées et sans forme, souvent dénuées de la logistique standard des plagistes européens mais entourées de multiples papiers gras qu'elles laisseront ensuite sur place. Et puis – à la fois sociologique et scatologique – quelques étrons jalonnent ce topos unique et forment un running gag de poésie brute, depuis les toilettes publiques rendues insalubres aux objets flottants parfaitement identifiés sur l'onde candide. Car la mer est là malgré tout, comme clôturant cet univers saturé d'un horizon étrangement fini. Prisonniers de la mégapole !
Manhattan transfer25
Clap de fin, retour vers Manhattan. La journée fut longue et dans ce cousin du RER défilent les gares suspendues qui dansent au-dessus des banlieues denses et interchangeables, avenue après avenue, street after street. Si à Paris on franchit le périph' comme on le ferait d'un rempart pour pénétrer dans la « zone »26, on coupe des frontières administratives et psychiques, on change de département et on s'aventure dans ce Grand Paris encore fantasmé pour découvrir le 9-2 ou le 9-3 avec l'appréhension d'un touriste se risquant à un safari humain, ici à New York les clivages sociaux, si violents soient-ils, paraissent naturels à tous, consubstantiels à la jungle urbaine. Alea jacta est, morituri te salutant. Et puis finalement rien, tout va bien, point d'agression façon NYPD Blue, pas de sirènes hurlantes ni de scènes sanglantes, juste du désœuvrement latent, à la recherche du temps perdu sur ces voies infinies vers un destin prétendument pavé de roses.

Mais tandis que le métro brinquebale sa ferraille et que l'on traverse à nouveau L'East River sur le pont pour revenir vers le centre, une arrogante tour de verre nous saute à la gueule tout juste débarqués sur Manhattan, et s'approprie la silhouette du Manhattan Bridge en croquant nonchalamment des dollars. Collée au tablier, One Manhattan Square semble vouloir jouer le bon samaritain et recycler un morceau de ville auparavant sacrifié. Une fois encore, exit le métabolisme urbain aux marges de Metropolis et bienvenue aux skyviews so bankable. Seulement voilà, là où l'urbanisme fonctionnaliste de Moses avait figé pendant 70 ans le rapport de la ville à la rivière par l'insertion aux forceps d'une autoroute urbaine27 – et accessoirement condamné ses abords terrestres à n'être qu'une succession de no man's land lacérés par les rampes du pont à proximité des superblocks – le promoteur Extell rachète en 2010 un supermarché discount. Il y installe, sur dalle, un socle commercial et une tour d'ivoire – pardon de glace – qui domine le paysage et permet aux yuppies de s'offrir une énième place au soleil dans une copropriété all-inclusive and very exclusive28.
À l'arrière, grand seigneur, le promoteur accède aux souhaits de la municipalité démocrate et loge sur douze étages séparés une barre de logements affordable qu'en France on nommerait sociaux. Dans cette sorte de basse-arrière-cour aux vis-à-vis prononcés, les habitants tutoient les housing projects riverains plus anciens et côtoient pleine face le même décor : vacarme des véhicules attaquant pied au plancher les rampes métalliques reliant l'autoroute et le pont, flux continu de la FDR, vent du fleuve, rues semées d'embûches, friches floues. Ici aussi, rien n'a réellement changé pour la population précaire, si ce n'est la vente des droits à construire plein ciel dans lequel brille au firmament la courbe des prix au mètre carré. Pire : la disparition du Pathmark, c'est non seulement la perte du supermarché abordable à proximité, mais aussi l'imposition d'une forme urbaine qui s'adresse aux investisseurs et aux nantis, et relègue de façon encore plus visible – et donc violente – leurs serviteurs de l'autre côté d'une frontière sociale on ne peut plus explicite dans le plan même du produit immobilier. Protestations contre le projet, accusations de poor door29 si peu déguisée, inquiétudes sur les loyers et sur la cible toute trouvée des commerces à venir : toute la grammaire de la gentrification new-yorkaise – éternel recommencement – semble se cristalliser dans ce foncier auparavant relégué et toujours reléguant. Ironie de l'histoire, après quasiment 10 ans de commercialisation, la tour premium n'est aujourd'hui occupée qu'aux deux-tiers30…

New York, tentaculaire et comme toujours libérale et vorace, traite ce quartier – fait de briques et surtout de broc, et qui semble s'arracher des entrepôts, des discounters et des raffineries peuplant encore ses franges – comme un ressac de la plèbe aux pieds des maîtres du monde. C'est l'horizon du prochain article qui conclura la série en revenant dans Manhattan pour y observer ses processus de densification et de renouvellement incessant du Commissioners' Plan où prospèrent toujours plus d'édifices incroyables, d'ascensions fulgurantes, de firmaments et de trous noirs.
Notes et références
- ↑ On trouve dans le Mahayana « City Campus » de Canal Street, inauguré en 1997, un grand Bouddha assis de plusieurs mètres de haut, une iconographie foisonnante et un mélange typique de fonctions : lieu de culte, espace de recueillement pour les fidèles du quartier, mais aussi point de passage pour les touristes par sa façade colorée attirés depuis l'animée Canal Street.
- ↑ Construits entre 1940 et 1970, les Public Housing Projects ont essaimé à New York et se caractérisent par de vastes espaces verts ponctués d'immeubles répétitifs, parfois en forme de croix ou de tripode, sans ornementation particulière et souvent en briques rouges. D'un mode de production assez proche des grands ensembles français, ils procèdent de la même pensée industrielle du logement populaire de masse que les « Machines à Habiter » conçues par Le Corbusier et des « Tower-in-the-Park » prônées par le CIAM dont l'influence fut très forte aux États-Unis au travers du mouvement Urban Renewal.
- ↑ L'immeuble que l'on aperçoit depuis tout le quartier entre Beekman Street et Spruce Street semble marquer la frontière du Financial District en bordure d'un quartier un peu foutraque à proximité immédiate du pont de Brooklyn et du New York Presbyterian Lower Manhattan Hospital. Officiellement connu sous le nom de 8 Spruce Street, il est parfois encore appelé New York by Gehry ou Beekman Tower, il a été développé par Forest City Ratner sur l'emprise d'un ancien parking à partir du début des années 2000. Mise en chantier en 2006 et achevée en 2010, la tour comporte 76 étages, culmine à 265 mètres et développe 96 000 m² pour un coût de réalisation estimé à 875 M$. Elle abrite principalement des logements locatifs (plus de 900 unités résidentielles !), répartis sur 67 niveaux « courants », complétés par trois étages d'aménités pour les résidents et un socle de six niveaux qui accueille notamment une école publique. Présenté comme le plus haut immeuble résidentiel d'Amérique du Nord à sa construction, sa position et sa plastique ont fait rapidement de lui un repère majeur de Downtown Manhattan. L'immeuble est ainsi réputé pour sa façade ondulante en acier inoxydable, typique du vocabulaire déconstructiviste de Frank Gehry qui vient de disparaître le 5 décembre 2025 à l'âge de 96 ans.
- ↑ Les trois grands ponts – Brooklyn Bridge au sud, Williamsburg Bridge au nord et Manhattan Bridge au centre – matérialisent la conquête de l'East River et seront réalisés en un quart de siècle.
Le Brooklyn Bridge, le plus ancien, est inauguré le 24 mai 1883 et relie Manhattan à Brooklyn alors indépendant. Avec une portée principale d'environ 486,3 m, il est au moment de son ouverture le plus long pont suspendu du monde, et le premier franchissement fixe de l'East River.
Vient ensuite le Williamsburg Bridge qui connecte le Lower East Side au quartier de Williamsburg, toujours à Brooklyn. Mis en chantier en 1896, il ouvre à la circulation en 1903, 20 ans après le Brooklyn Bridge qu'il détrône avec son tablier lui aussi suspendu mais ayant une portée principale de… 487,7 m ! Il conservera le titre de plus grand pont suspendu du monde jusqu'en 1924.
Ultime pont suspendu achevé à la toute fin de l'année 1909, le Manhattan Bridge relie le quartier de Chinatown/Two Bridges à Downtown Brooklyn et porte à la fois des voies routières, des lignes de métro et des cheminements piétons.
Ensemble, ces trois ouvrages structurent le front est de Manhattan et offrent, depuis leur tablier ou leurs abords, une succession de cadres uniques sur la skyline et les docks réaménagés de l'East River. - ↑ Publié pour la première fois en 1964 aux États-Unis, Last Exit to Brooklyn est le premier roman d'Hubert Selby Jr. Composé de plusieurs récits brisés et entrelacés plutôt que d'une intrigue linéaire, le livre dépeint un Brooklyn prolétaire d'après-guerre, fait de docks, de bars, de parkings et de terrains vagues, à travers une galerie de personnages marquants et marqués. Le style, heurté et souvent sans apostrophes ni guillemets, plonge dans la conscience hallucinée des personnages en mêlant argot de la rue, situation crues et scènes de violences psychologiques, physiques, sexuelles et donc sociales. Considéré à sa sortie à la fois comme un choc littéraire et un texte majeur, il provoque une série de polémiques liées à ses descriptions explicites. D'abord interdit au Royaume-Uni, Last Exit to Brooklyn est un classique sombre et radical de la littérature de New York, dont le titre est devenu une sorte de métaphore des zones grises de sa modernité.
- ↑ Lors du recensement de 1900, le Greater New York fraîchement constitué l'installe clairement avec ses 3,2 millions d'habitants à la deuxième place des grandes métropoles du monde, toutes alors en croissance rapide, loin derrière Londres (plus de 6 M d'hab.) mais nettement devant Paris (autour de 2,7 M d'hab.), Berlin (1,9 M d'hab.) et d'autres grandes villes comme Vienne, Saint-Pétersbourg ou Tokyo qui ont nettement franchi le million.
- ↑ CBD : Central Business District, autrement dit le quartier d'affaires érigé de tours qui marquent la silhouette archétypale de la ville nord-américaine.
- ↑ Le nom DUMBO est un acronyme forgé à la fin des années 1970 : Down Under the Manhattan Bridge Overpass (certains disent District plutôt que Down, mais cette deuxième version est plus courante). Lors de cette fameuse fête de quartier alternative en 1978, deux options étaient en lice : DANYA (District Around the Navy Yard Annex), et DUMBO, qui l'emporta pour mener une résistance face à la spéculation qui s'engageait et dont on sait maintenant à quel point elle a prospéré.
- ↑ Le terme third wave coffee désigne la dernière génération américaine de « cafés », au sens lieu de consommation du précieux breuvage brun que les hipsters ont élevé en art de vivre au même type que le vin grand cru. Les deux premières vagues avaient vu se succéder les diners des années 50-70 et leur american coffee – un jus de chaussette versé directement depuis la verrine réchauffée de la cafetière filtre et exécré du reste du monde –, puis les chaînes de type Starbucks avec leur café certes plus travaillé, mais toujours standardisé et très aromatisé. La troisième vague s'appuie sur des lieux incarnés proposant un café AOC, torréfié et préparé avec des méthodes artisanales.
- ↑ Le petit hameau de Het Veer (« le ferry » en néerlandais) s'est développé au pied de la falaise qui deviendra le quartier de Brooklyn Heights. De simple embarcadère où l'on traverse en barque jusqu'aux marchés de New Amsterdam sur l'île de Manhattan (un premier service de traversée régulière est attesté dès 1642 !), il devient rapidement un port au XVIIIe s. avec plusieurs lignes qui relient déjà les deux rives et font vivre toute une économie de bateliers, d'entrepôts et de tavernes. Le XIXe s. industrialise l'ensemble, y compris en terme de transport, grâce à Robert Fulton qui lance sa liaison à vapeur entre Fulton Street Brooklyn et Fulton Street Manhattan dès 1813. La traversée devient plus rapide, plus fiable, plus fréquente comme un RER avant l'heure. Dans les années 1850, on compte des flux incroyables de dizaines de milliers de passagers par jour, et vers 1870, l'ensemble des ferries de l'East River transporte autour de 50 millions de passagers par an. Encore une preuve s'il en fallait de l'intensité des échanges économiques et démographiques entre les deux têtes de la ville-monde en formation.
- ↑ Du nom du promoteur immobilier qui racheta morceau par morceau le foncier du quartier dans les années 70. Cf. note 14 ci-dessous.
- ↑ Cf. L'article n° 3 de cette série sur New York : « De l'Hudson à l'East River, a cultural strip ».
- ↑ Le mot homesteaders vient des pionniers qui – à l'époque de la frontière au XIXe siècle, communément appelée « ruée vers l'Ouest » – s'appropriaient une parcelle de terre brute pour en faire un home : cabane, ferme, lopin de terre, ça-me-suffit, bout-du-monde à soi. Par extension, la culture alternative new-yorkaise a repris ce terme à son compte et, tandis que les stalkers européens se réappropriaient les marges des villes dans la mouvance situationniste, les homesteaders américains s'installaient dans des bâtiments – entrepôts vides ou immeubles murés – puis les squattaient en bonne et due forme, et progressivement les retapaient et se les appropriaient dans une forme sociétale post-moderne, utopique, anarchiste et auto-gérée, à nouveau à la frontière, mais cette fois de la légalité. En ce sens, ce sont ces nouveaux colons qui ont « défriché » au sens propre les ruines du rêve industriel en procédant à un renouvellement urbain sauvage en posant les premiers matelas et en branchant les premières ampoules bien avant que les architectes-stars, les galeries d'art et les promoteurs ne valorisent l'ensemble dans un juteux revival.
- ↑ Le promoteur David Walentas et sa société Two Trees Management ont fortement contribué à la gentrification du front de mer de Brooklyn entre les deux ponts ; les prix immobiliers y sont aujourd'hui parmi les plus élevés de Brooklyn et même de New York, avec des transactions résidentielles se situant entre 15 et 20 K$/m² pour les lofts avec vue directe sur Manhattan. Les grands appartements familiaux y dépassent souvent les 2 à 3 M$, voire davantage pour les penthouses. Côté bureaux, DUMBO atteint les niveaux des marchés tertiaires les plus chers de la métropole, à la hauteur de certains secteurs de Manhattan.
- ↑ En termes démographiques, DUMBO reste un quartier minuscule en superficie (à peine 0,3 km²) et en population (environ 6 000 habitants) mais très atypique : particulièrement riche avec des revenus moyens parmi les plus élevés de New York City, un niveau de diplômes très au-dessus de la moyenne et une médiane d'âge autour de 35 ans.
- ↑ Le toponyme Brooklyn Heights rappelle que ce quartier est situé sur une falaise naturelle dominant l'East River.
- ↑ Cadman Plaza est le produit des vastes opérations de slum clearance (en France, on dirait « curetage d'îlot ») menées de 1930 à 1960, qui ont rasé d'anciens îlots résidentiels pour créer un axe administratif rectiligne reliant Brooklyn Heights à Downtown. Aujourd'hui, la place sert de seuil vers le nouveau centre-ville, métamorphosé en deux décennies par une série de tours résidentielles et tertiaires. Point culminant de cette verticalisation, The Brooklyn Tower (9 DeKalb Avenue) est achevée en 2022 par SHoP Architects. Culminant à 325 m pour 93 étages, elle devient le plus haut immeuble new-yorkais hors Manhattan. Sa grande visibilité et expressivité reste controversée notamment en raison de sa silhouette sombre inspirée de l'Art déco.
- ↑ Brooklyn constitue l'un des centres de gravité de l'œuvre de Paul Auster qui lui permet d'exprimer ses obsessions littéraires : déambulation, observation, hasards minuscules et synchronicités à la frontière du hasard et de la spiritualité laïque. De la Trilogie new-yorkaise à Brooklyn Follies, ses récits reposent sur cette attention presque documentaire aux coïncidences discrètes. Une esthétique qui dialogue avec les pratiques de l'artiste française Sophie Calle dont la figure s'invite comme personnage plus ou moins explicite dans plusieurs romans.
- ↑ Smoke et Brooklyn Boogie sont deux films chorals tournés en 1994–1995 par Wayne Wang et Paul Auster à partir d'un même décor : un modeste tabac de Boerum Hill, transformé pour l'occasion en Brooklyn Cigar Company. Smoke s'appuie sur un scénario écrit, tandis que Brooklyn Boogie (version française du titre original Blue in the Face) est improvisé en cinq jours, comme une respiration libre autour du premier film. Dans les deux opus, Harvey Keitel incarne Auggie Wren, buraliste-photographe obstiné qui prend chaque matin, à heure fixe, un cliché de la même rue. Le casting mêle acteurs locaux, habitants du quartier et une constellation de caméos amis — Lou Reed, Madonna, Jim Jarmusch, Lily Tomlin, Michael J. Fox — renforçant l'impression de filmer un Brooklyn réel, poreux, encore populaire, saisi juste avant qu'une nouvelle vague de transformations n'emporte ses repères familiers.
- ↑ Un PNJ est un « personnage non joueur » d'un jeu vidéo, qui n'est là que pour servir l'intrigue et faire avancer le « personnage joueur ». Par extension, toute personne considérée par une autre comme ne faisant rien de sa vie peut être considérée comme un « PNJ », un « no-life ».
- ↑ Publié en 1978, Requiem for a Dream (en français Retour à Brooklyn) est l'autre roman d'Hubert Selby Jr. se passant à Brooklyn. Mais 14 ans ont passé, une éternité sociologique dans un monde en ébullition. Là où Last Exit to Brooklyn parlait d'un monde sortant de la Seconde Guerre mondiale, Requiem for a Dream arrive après le Vietnam et les hippies, avec la gueule de bois d'une révolution culturelle qui s'effondre en même temps que la ville dans la misère et la dope. Le livre suit quatre destins fauchés par l'addiction, dans une Coney Island autarcique et déjà décatie et où les rêves de réussite, d'amour ou de célébrité télévisuelle se consument lentement. Darren Aronofsky en tirera en 2000 une adaptation cinématographique devenue culte dont l'impact culturel a fait presque oublié le livre. Mais Selby est à la co-écriture du scénario – il mourra quatre ans plus tard – et son roman reste encore aujourd'hui l'un des témoignages les plus précis et les plus sensibles de la décomposition des quartiers populaires de Brooklyn dans le dernier quart du XXe siècle.
- ↑ Mais dans ce coin des États-Unis, dit-on beach ou dit-on shore ? Sur la côte Est américaine, les termes alternent mais ne sont pas strictement synonymes, bien qu'ils désignent tous deux des littoraux. Beach est plus générique et courant pour une plage, quelle que soit sa taille ou sa nature sableuse. Shore, plus littéraire ou administratif, désigne plutôt une bordure maritime ou lacustre étendue, pas nécessairement une plage praticable, pour simplifier : un littoral, bien que l'on trouve des désignations plus identitaires et poétiques localement dans le Connecticut, le New-Jersey et en Virginie. Par contre, je me garderais bien de me prononcer concernant le créatures extraverties et pailletées qui en peuplent les abords : bitch or whore ?
- ↑ Fondé par immigré polonais évidemment prénommé Nathan – bien qu'il y ait de fortes chances que son prénom ait été américanisé à son arrivée sur Ellis Island – la gargotte vend ses hot-dogs à 5 cents, défiant les prix de la concurrence. Le stand devient un emblème populaire et son slogan arrogant autant qu'ironique accompagne toute la culture populaire américaine du XXᵉ siècle, du burlesque aux films noirs, des familles en goguette jusqu'aux soldats revenant du front. Depuis les années 1970, Nathan's organise le Hot Dog Eating Contest, pour la Fête nationale ! Le concours mi-parodique mi-sérieux voit se succéder des compétiteurs avalant des quantités absurdes de hot-dogs en dix minutes. Folklore local devenu événement national retransmis à la télévision, spectacle populaire, performance corporelle extrême et reflet satirique, il reflète la mythologie déglinguée de Coney Island et une certaine idée de l'Amérique et de ses rituels culturels.
- ↑ L'expression « clochard céleste » vient de Jack Kerouac pour désigner les vagabonds mystiques de la Beat Generation (aka les Beatniks). Elle renvoie à ces figures d'errants illuminés, poètes zen de la route, vivant d'ascèse, de hasard, de visions et de bitume. Bien qu'il l'ait employée dans The Dharma Bums (1958), cette expression est souvent associée à son roman On the Road (rédigé en 1951 et publié en 1957).
- ↑ Du roman éponyme de John Dos Passos au groupe de jazz des années 70, l'expression Manhattan transfer évoque ces glissements entre réalité et sémantique de cette ville toujours mouvante.
- ↑ Le terme « zone » désigne l'espace non aedificandi situé au pied des fortifications après 1844. Terrain vague, habitat précaire, bidonvilles, guinguettes et activités marginales s'y construisent progressivement et préfigurent, sans droit ni titre, la petite couronne, jusqu'à leur démolition au sortir de la Première Guerre mondiale qui consacre l'obsolescence des remparts. L'imaginaire littéraire et populaire, et le lexique, en a gardé trace puisque c'est de là que vient le concept de « zoner » (quand on est un « zonard », et que « c'est la zone ! »).
- ↑ La Franklin D. Roosevelt East River Drive (FDR Drive) est construite par tronçons à partir de la fin des années 1930, et la section longeant le Lower East Side est largement achevée dans les années 1940–1950, sous la houlette de Robert Moses. Souvent en viaduc ou surélevée, avec des échangeurs serrés au niveau des ponts de Brooklyn et de Manhattan, cette infrastructure crée une coupure physique quasi définitive entre le Lower East Side/Two Bridges et l'East River, transformant le front de berge en paysage d'infrastructures et d'emprises routières peu favorables à l'habitat et aux commerces de proximité.
- ↑ L'assiette foncière de One Manhattan Square est situé entre South Street et Cherry Street, le long de la FDR et en contrebas du Manhattan Bridge dans le quartier de Two Bridges, à Manhattan. Le projet est développé par Extell Development Company. Niveau maîtrise d'œuvre, Adamson Associates Architects conçoivent la tour principale et Dattner Architects l'immeuble de logements sociaux. Le site était auparavant occupé par un supermarché Pathmark et son parking aérien ; le magasin ferme au début des années 2010 et est démoli en 2014. La construction de la tour démarre cette année-là, la structure atteint son point culminant en 2017 et l'ensemble est livré vers 2019. Haute de 258 mètres pour 80 étages, la tour développe environ 87 300 m², dont 10 000 m² d'équipements intérieurs et extérieurs (espaces de loisirs, équipements sportifs, jardins privés, spa, etc.), et environ 750 logements de 1 à 3 pièces. Sur la même parcelle, un bâtiment distinct de 13 étages accueille 205 logements abordables encadrés. Le prix des appartements de la tour se situent entre 1,2 et 5,7 M$ pour des surfaces allant de 65 à 220 m². Le coût de construction annoncé pour la tour seule avoisine les 250 M$.
- ↑ Le terme « poor door » désigne l'entrée séparée réservée aux ménages logés en affordable housing dans certains immeubles de standing construits à New York et à Londres dans les années 2010. L'objectif : répondre aux obligations de mixité sociale mais « préserver » l'image (et donc la valorisation) des services premium destinés aux résidents du marché libre spéculatif. Cela s'est traduit de façon très pragmatique par la création de deux entrées, l'une prestigieuse donnant accès au lobby, aux doormen et aux équipements, et l'autre plus discrète, souvent latérale voire carrément à l'arrière pour les logements subventionnés et « imposés » par la puissance publique. La pratique, devenue emblématique des tensions liées à la gentrification, a suscité d'importantes controverses, notamment après le cas de One Riverside Park en 2014 (Upper West Side), et a été progressivement limitée par les réformes du zoning new-yorkais à partir de 2015.
- ↑ Dès 2015, des manifestations sont organisées par des habitants et des associations locales pour dénoncer un building from hell, jugé hors d'échelle pour le quartier, socialement déconnecté des besoins des résidents et porteur d'une gentrification accélérée. Sur le plan économique, les ventes de condos débutent en 2016 mais avancent lentement : en 2025, environ 69 % des unités seulement sont vendues, malgré des incitations commerciales comme la prise en charge partielle (2 % sur trois ans) des taux d'intérêt pour les acheteurs, ce qui souligne le caractère fortement spéculatif et internationalisé du produit immobilier par rapport à son environnement immédiat.

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