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L'espace coréen : du temple aux grands ensembles (2/3)

Par Thierry B., le 02/11/2007 à 11:22


La rupture

(Suite de cet article)

Celui qui débarquerait à l'aéroport d'Incheon et rejoindrait en taxi Séoul ou n'importe quelle autre ville coréenne aurait du mal à reconnaître le pays évoqué dans les lignes qui précèdent. Utilisation du contexte dans l'architecture, gradation des espaces privés/publics, douceur des formes, choix des matériaux naturels : toute cette harmonie traditionnelle entre les constructions et la nature semble avoir, c'est le moins qu'on puisse dire, totalement disparu. Immeubles bas sans style, gratte-ciels en verre et surtout grands ensembles d'appartements tous identiques constituent de fait l'espace urbain de la Corée d'aujourd'hui, quelle que soit la ville, quel que soit l'environnement naturel.

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Un paysage urbain contemporain (Suwon, près de Séoul) - © Thierry B.


Une rupture majeure s'est accomplie entre l'architecture traditionnelle et l'architecture moderne. Faut-il même parler d'architecture ? La plupart de ces grands immeubles résidentiels sont conçus par des professionnels du bâtiment sans intervention d'un architecte.

Cette rupture dans le bâtiment résulte d'abord d'une rupture historique. L'histoire de la Corée au 20e siècle est celle de deux traumatismes consécutifs : l'occupation par le Japon jusqu'en 1945, qui a véritablement tenté de nier l'identité même de la Corée ; une guerre fratricide au début des années 1950, dont le produit est la partition actuelle du pays. À la fin des années 1950, la Corée du Sud était l'un des pays les plus pauvres du monde. Séoul était une ville basse, pratiquement dépourvue de constructions de type occidental.

Tout a changé à partir des années 1960. Le dictateur Park a mené une politique de développement à marche forcée à coup de plans quinquennaux. Après quarante ans de travail et de sacrifices consentis par tout un peuple, la Corée du Sud fait aujourd'hui partie des douze premières puissances économiques mondiales.

Tout a été construit ou reconstruit. Dans un pays où l'espace est rare, la croissance de l'activité a imposé un développé des transports et une nouvelle organisation des logements afin de répondre à la migration en masse des habitants des zones rurales vers les villes. Pourtant attachés depuis toujours à la maison individuelle, les Coréens se sont habitués à un mode de logement qui bouleversait aussi bien leurs habitudes (équipement intérieur, organisation des pièces, rapport à la rue) que le paysage urbain : c'est l'habitat de masse dans sa version coréenne, le tanji.

Le succès de cette formule est une source de stupéfaction pour les Occidentaux qui ne voient dans le tanji que ce qui a échoué chez eux : les grands ensembles. Pourquoi la greffe de cette forme de logement a-t-elle aussi bien réussi sur le territoire coréen alors qu'elle a été violemment rejetée par la France, dont les architectes en ont pourtant fait la théorie et l'apologie ?

L'apatu tanji, une architecture décontextualisée

Comme pour l'architecture traditionnelle, on partira du paysage pour s'approcher ensuite des appartements et de l'espace intérieur.

Le paysage coréen contemporain typique est constitué par une vallée plate, assez large, bordée par des montagnes arrondies qui ondulent comme les collines de Toscane. La vallée est plantée de champs de riz ou de cultures maraîchères. Les montagnes sont entièrement recouvertes par la forêt : le relief n'est pas suffisamment marqué pour faire apparaître la roche et les pâturages sont rares. Le paysage est donc très vert.

Les montagnes sont toujours proches : par le métro de Séoul on peut rejoindre des sites de randonnée en montagne. Inversement, si la montagne n'est pas vue comme un espace exploitable, elle n'est pas pour autant coupée du monde humain car on n'y est jamais très loin d'une vallée. Villages, fermes, routes desservies par le bus impriment partout la marque de l'homme. Les rizières elles-mêmes, soigneusement irriguées, parfois réparties en terrasses à la base des pentes, font des campagnes un espace maîtrisé.

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Une vallée du Jeollanam-do     Un tanji à Hwaseo, près de Séoul - © Thierry B.

Lorsqu'on s'approche des villes, les premiers alignements de tanji découpent la rizière en bandes de plus en plus étroites. Puis les champs disparaissent et les tanji alternent avec des quartiers anciens plus bas. Dans le centre-ville, dans les quartiers périphériques, les rez-de-chaussée et parfois les étages sont occupés par des restaurants, des épiceries, des cafés, des boutiques en tous genres.

Si l'on envisage les tanji en tant qu'éléments du paysage, ils se placent entre la rizière et la montagne, mais tranchent radicalement sur la première par leur verticalité et leur minéralité, sur la seconde par leurs lignes droites sans douceur. En ville, le tanji est en rupture avec les quartiers bas : il n'y a pas d'intermédiaire, dans le bâti, entre d'un côté les tanji hauts, rationnels et refermés sur eux-mêmes, de l'autre les vieux quartiers un peu désordonnés avec leurs hanok, leurs maisons ou immeubles bas sans style et leur réseau de rues étroites.

Cette absence apparente de réflexion sur le contexte lors de la construction des tanji, lorsqu'on se place à l'échelle du paysage, est sans doute le point le plus caractéristique du paysage urbain et semi urbain en Corée du Sud. Il est bien difficile, en effet, de trouver dans le tanji un quelconque enracinement dans son environnement géographique : les barres sont hors de proportion avec la ville ancienne, elles tranchent sur le paysage naturel par leur matériau, leur forme, l'absence de recherche esthétique. Tandis que l'Europe est passée très progressivement de la ville médiévale à la ville moderne, la Corée a effectué elle un saut brutal et sans transition, depuis les années 1960, vers une architecture sans racines locales.

Approchons-nous un peu : du paysage, descendons au groupe d'immeubles. A quoi ressemble le tanji ?

L'apatu tanji (apatu est une réduction de l'américain apartment) peut être défini comme un ensemble d'immeubles de plus de cinq étages constituant une unité architecturale et urbaine. La plupart des tanji partagent certaines caractéristiques de structure :

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La ligne crénelée d'un tanji du chaebol Woosung (Séoul) - © Thierry B.

    * ils se composent de barres assez courtes, hautes de dix à vingt étages. Les tours sont rares. On ne trouve pas non plus de barres interminables ou fantaisistes à la Émile Aillaud. La longueur modérée des barres réduit l'effet de « muraille » produit par les très longues barres en France, en Chine ou ailleurs. Elles permettent d'autre part de proposer des appartements traversants.
    * sur le toit, à intervalles réguliers, des petites cabines hautes de un à deux étages abritent les machineries d'ascenseur. Celles-ci  ne sont pas, comme en France, masquées dans l'épaisseur du dernier étage. Comme chaque barre compte trois ou quatre cages d'escaliers, les cabines sur le toit forment une sorte de crénelage qui se poursuit d'un immeuble à l'autre, scandant le paysage urbain de tanji en tanji. Ce motif est sans doute le seul qui donne une certaine identité visuelle aux grands ensembles coréens par rapport à leurs homologues du reste du monde. Dans les ensembles les plus récents la cahute constitue un élément décoratif : ornée d'un toit en tuiles, elle apportera une touche pittoresque.

L'étendue du tanji est très variable. On trouve de « petits » groupements de quatre cents logements comme des méga-tanji de plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers de logements.

Considérons à présent l'immeuble lui-même. Le tanji propose un modèle unique qui se répète inlassablement à travers tout le pays, depuis le centre de Séoul jusqu'aux villes de province éloignées. Les variations concernent seulement la présence de coursives ou de cages d'escaliers (dont l'usage semble généralisé aujourd'hui), la disposition des barres les unes par rapport aux autres (en général parallèles, mais parfois disposées en carré autour d'une vaste cour intérieure), ainsi que l'aspect de la façade : on note sur ce point une évolution vers une certaine recherche dans les formes (vérandas, portes d'entrées, cahutes sur le toit) et les couleurs pour les tanji récents. Les immeubles les plus originaux adopteront une forme en L ou en T au lieu du I habituel.

D'une manière générale, les apatu tanji représentent un mode d'architecture plus uniformisé encore que les cités de banlieue françaises. D'après V. Gélézeau, les grands architectes coréens se détournent de ce type de projet qui relève plus de la construction que de l'architecture. En France au contraire, les plus grands noms de l'architecture se sont passionnés pour les grands ensembles de logements.

Les Coréens se seraient-ils donc inspirés des théories du Corbusier exposées dans la Charte d'Athènes : grands immeubles collectifs permettant de dégager de la place au sol, séparation des circulations douces et automobiles ? Valérie Gelézeau analyse plutôt une synthèse spécifiquement coréenne entre l'urbanisme vertical et l'idée d'« unité de voisinage » de Perry. Clarence Perry, aux États-Unis, a décrit dans les années 1920 un modèle unissant un ensemble résidentiel à des équipements de base : école élémentaire, centre communautaire, magasins, église. On retrouve bien cet esprit dans les tanji. Le long de la voie express qui relie le tanji au reste du monde, se pressent des bâtiments sur un ou deux niveaux qui abritent des petits supermarchés (souvent ouverts 24 heures sur 24), des restaurants, des commerces divers et des temples protestants. L'architecture débridée des temples et leur croix lumineuse, dressée au sommet d'une structure métallique, constituent la nuit l'un des repères visuels les plus remarquables des zones urbaines. Dès lors une certaine vie communautaire peut se développer.

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Le tanji et son environnement : commerces, temple protestant, route de communication. La numérotation des immeubles commence à 101 - © Thierry B.

Entrons à présent dans l'appartement.

L'appartement

L'appartement de tanji est aussi standardisé que le bâtiment lui-même. Là encore on peut tenter de le décrire en quelques lignes :

    * une grande pièce réunit cuisine, salle à manger et salon (principe LDK : Living-Dinner-Kitchen, ici généralisé). Si cet espace ne comporte pas de paroi, le mobilier permet d'identifier la cuisine (plan de travail), la salle à manger (table haute) et le salon (table basse, sofa, téléviseur). Cette pièce donne des deux côtés de l'immeuble (nord et sud, par exemple) : on a vu que les immeubles étaient souvent traversants dans les tanji.
    * toutes les autres pièces donnent sur la pièce principale : l'entrée dans laquelle on ôte les chaussures, les chambres, les pièces d'eau.

Les appartements sont dotés de tout le confort moderne et dépassent même souvent les logements occidentaux dans l'utilisation de la domotique. S'agit-il pour autant d'appartements de type occidental ?

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Plan d'appartement typique dans un tanji

Il faut noter que les pièces sont souvent séparées de l'extérieur par un balcon ou une véranda et la fenêtre est doublée d'un fin grillage pour éviter l'intrusion des moustiques. Ainsi, remarque V. Gélézeau, les pièces sont moins ouvertes sur l'extérieur que dans un intérieur européen. De fait la « vue » ne semble pas être un critère particulièrement important dans le choix d'un appartement. L'acquéreur considérera plutôt la superficie du logement et son emplacement, dont la valeur dépend de la réputation des écoles locales. C'est en créant des écoles de qualité que le gouvernement a attiré vers le quartier de Gangnam des élites qui jusque-là restaient sur la rive droite du fleuve Han.

Autre élément spécifiquement coréen, la pratique de la vie au contact du sol, pieds nus ou en chaussettes, s'est en partie transmise des hanoks aux tanji. V. Gélézeau décrit le « ballet des chaussures » qui est toujours une réalité dans les appartements modernes ainsi que dans la plupart des restaurants : on ôte les chaussures pour pénétrer dans l'espace principal, on enfile des sandales en plastique dans les pièces d'eau (la douche peut couler sur le sol de la salle de bains, qui comporte un système d'évacuation de l'eau) voire sur des espaces qui, dans un appartement français, relèveraient de l'« intérieur » et non de l'« extérieur » : ainsi la buanderie, dont le sol n'est pas chauffé.

L'appartement coréen est donc, comme le tanji dans son ensemble, une variante spécifiquement coréenne et aisément identifiable du « logement moderne occidental ».

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L'espace coréen : du temple aux grands ensembles 3/3 : "La Corée : un pays qui aime les grands ensembles ?".
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